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pour ne pas connaître ou pour ne pas porter attention comme elle le mérite à cette vérité que nous nous laissons pousser à l’abîme ou à la ruine. Nous tissons tous, jour par jour, notre destinée, et les fils de cette trame sont les mille riens insignifians en apparence que nous n’avons pas pris soin d’écarter, une parole inutile, un geste méprisant qui a créé chez autrui l’antagonisme, une flatterie pardonnable qui a fait porter vers nous une sympathie dont nous ne pouvons pas profiter, une dissimulation innocente de la vérité par laquelle nous avons voulu nous protéger, moins que cela, une distraction, un silence. Sans y songer, nous nous garrottons de mille liens invisibles et nous sommes étonnés un beau jour de reconnaître que nous avons réalisé sur nous-mêmes l’aventure de Gulliver chez les Lilliputiens. Ce qu’il y a de pis cependant, c’est qu’en agissant ainsi, non-seulement nous tissons notre propre destinée, mais nous tissons celle d’autrui. Nous souffrons tous, et il n’est aucun de nous qui n’ait trouvé la vie amère, et d’où viennent ces souffrances, s’il vous plaît ? Est-ce de grandes catastrophes ? Non, car les grandes catastrophes ne sont jamais qu’accidentelles. Est-ce par le fait de grands coupables ? Non ; car les grands coupables sont plus rares encore. Regardez bien autour de vous, et vous reconnaîtrez que les vrais auteurs de ces souffrances, ce sont ceux-là même à qui il ne vous viendra jamais à l’esprit de les reprocher, vos alliés, vos amis, vos voisins, et cette foule immense des indifférens qui ne veulent pas plus votre mal qu’ils ne cherchent votre bien. Nous sommes tous coupables, oui, tous, car qui donc osera dire qu’il n’a jamais été pécheur véniel ? Or tout mal dans le monde vient précisément de péchés véniels. Voyez plutôt l’histoire du jeune squire Arthur Donnithorne dans Adam Bede. Est-ce que c’était par hasard un pécheur endurci ou un libertin sans scrupules ? Non ! c’était un aimable garçon, dont la nature était certainement supérieure à celle de la moyenne des gens qui ont le droit de se dire honnêtes, et pour n’avoir pas su résister à une tentation que la plupart d’entre vous estimeront pardonnable, il jeta le déshonneur dans une famille de braves gens, brisa le cœur de son camarade d’enfance et poussa au crime la femme qu’il avait aimée sincèrement. Et ne vous croyez pas innocens parce que les conséquences de vos petits péchés ne seront pas apparentes comme celles de l’étourderie sensuelle d’Arthur Donnithorne ; savez-vous à combien de ruines, de chagrins, de crimes peut-être vous avez participé par ces petits délits que vous avez accomplis d’un cœur léger ? D’ordinaire nous donnons le plus gaîment du monde l’absolution à ces fautes vénielles, et la cause qui nous les fait excuser est la même qui nous les fait commettre, c’est-à-dire l’indulgence envers nous-même. Point n’est besoin de prononcer le gros mot d’égoïsme, car les