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privé de la raison et n’ayant plus d’intelligence et de volonté que pour la vengeance. Ah ! cette fois Tito est en état de légitime défense ; la colère de cet homme outragé lui crée un droit : il n’y a plus à hésiter, il faut accepter résolument l’action commise et la compléter par une nouvelle plus infâme encore. À partir de ce moment, Tito est perdu, car il n’y a plus dans son âme place que pour la crainte ; chaque jour, il lui faut inventer un nouveau mensonge pour écarter une possibilité de danger. Il descend ainsi tous les degrés qui conduisent au parjure, à la trahison, à la délation, et devient un des plus parfaits modèles de félonie que l’on puisse citer ; le cancer de l’égoïsme a rongé l’une après l’autre toutes ses vertus. Eh bien ! ce modèle de félonie n’est au fond qu’un être faible, craintif et irrésolu ; mais c’est précisément pour cela que l’égoïsme a sur lui une si forte prise. L’égoïste ne veut point le mal des autres, il ne veut que son bien propre ; mais comme il ne peut vouloir contre lui-même, ses relations avec ses semblables sont toujours forcément entachées de mensonge et de fraude. C’est l’histoire de Tito Melema. Sa conduite envers son père adoptif n’est pas son seul crime. Il en a un autre sur la conscience, qu’il a commis par simple légèreté de jeune homme. Pendant une fête, il a rencontré une jeune paysanne naïve et crédule qu’il avait vue à son arrivée à Florence et qui avait été presque sa bienfaitrice, lui ayant alors, sur sa bonne mine, fourni son premier déjeuner. Un charlatan, revêtu d’habits sacerdotaux, célèbre sur la place publique des simulacres de mariage ; par manière de jeu, Tito conduit devant cet autel pour rire sa confiante amie et s’unit à elle par une parodie du sacrement. C’est une plaisanterie, mais Tessa, qui aime follement Tito, l’a prise au sérieux, et Tito n’ose la détromper de peur de lui causer une peine trop vive. Voilà le genre de bonté dont l’égoïste est capable ; pour détromper Tessa, il aurait fallu paraître cruel, il aurait fallu l’être, en effet, un instant, mais ce courage est au-dessus des forces de Tito, et il résulte de ce mensonge par sensibilité un concubinage secret et un double ménage avec tous les dangers et toutes les terreurs qu’une telle situation comporte.

Cette création de Tito Melema, je ne crains pas de l’avancer est sinon une des plus belles, au moins une des plus originales et peut-être la plus neuve qu’il y ait dans la littérature entière de ce siècle. Tous les caractères créés par les poètes et les romanciers ont pour ainsi dire des ancêtres et dérivent de quelque œuvre antérieure ; celui-là est absolument sans précédens ; je ne lui découvre aucune ressemblance, ni prochaine ni lointaine, avec aucun autre personnage du monde de la fiction. Ai-je bien réussi à le faire comprendre ? Je ne sais trop, tant les traits en sont subtils, mêlés, complexes, presque contradictoires. Aucun autre, en tout cas, ne fait mieux comprendre