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dans l’histoire d’une simple bourgade et resserrant ainsi la scène au lieu de l’étendre comme n’aurait pas manqué de faire un peintre moins habile. Cependant, malgré l’intérêt qui s’attache à ce tableau, malgré qu’il soit peut-être, après Silas Marner, le mieux composé des romans de George Eliot selon nos idées françaises, Félix Holt n’est pas une œuvre attachante à l’égal des anciennes productions de l’auteur. Les raisons de cette infériorité sont nombreuses. C’est d’abord que le héros principal, le radical Félix Holt, est un personnage déplaisant à l’excès, qui est beaucoup plus fait pour détourner de la vertu que pour y inviter. C’est ensuite qu’aucun des personnages du livre n’est réellement sympathique ; non, pas même la spirituelle Esther Lyon, produit imparfait de races croisées, véritable mulâtresse au moral, trop coquette pour une fille modeste, trop sérieuse pour une coquette, incomplète en toute chose, surtout en jugement. Mais le grand défaut de Félix Holt, c’est le bizarre contraste qui existe entre cette mise en scène d’intérêts très réels et très pratiques dont nous venons de parler et la fable du livre, qui est romanesque au-delà de toute expression. C’est celui de ses ouvrages où elle a fait le moins emploi de ses aptitudes psychologiques et où elle a le plus sacrifié à l’action ; elle y a sacrifié jusqu’au point d’emprunter au roman à sensation quelques-uns de ses trucs et de ses mystères, comme si elle avait été jalouse des lauriers de Mrs Braddon ou de Wilkie Collins. Cela abonde en secrets, en surprises, en jeux imprévus du hasard, en naissances supprimées, en adultères cachés, tout comme un bon mélodrame d’autrefois ; il n’y manque même pas le traître traditionnel, qui se laisse aisément reconnaître sous les traits de Jermyn, l’homme de loi. Comme dans le mélodrame aussi, le pathétique résulte moins des passions et des sentimens des personnages que des situations imprévues où ils sont poussés et des coups de la fortune. Mais avec quelle habileté elle a fait usage de cet élément mélodramatique et quelle abondance de scènes saisissantes elle a su lui faire rendre ! Le début du roman nous introduit au cœur du sujet de la manière la plus heureuse. Dans le manoir quelque peu déchu des Transome, on attend l’héritier du nom, Harold, qui revient d’Orient avec une fortune considérable amassée pendant quinze années d’un exil volontaire. Le voilà, il est arrivé, traînant après lui les conséquences de sa vie exotique sous la forme d’un jeune métis syro-saxon qui n’a rien du teint de roses et de lis ni de la gravité mélancolique des enfans de Gainsborough et de Lawrence. Cependant ces circonstances délicates, si bien faites pour donner prise au cant britannique, ne sont encore rien auprès de l’altération profonde qu’a subie à l’étranger sa substance saxonne, et sa mère s’en aperçoit douloureusement dès ses premiers mots. « Il faut songer au parlement, Harold. Une élection est à faire prochainement