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incomplètement dressée et capricieusement rebelle au frein ! Il y a dans ces peintures du monde de l’égoïsme élégant une franchise et en même temps une retenue, une vérité et en même temps une justice qui font paraître les pages les plus célèbres des Balzac et des Bulwer grossières ou calomnieuses ; c’est que ce monde a été observé avec une indignation où la sympathie avait encore sa place, et que cette dose de sympathie a suffi pour sauver l’auteur de l’enthousiasme puérilement immoral du premier et de l’amertume pessimiste du second.

Si des deux romans dont se compose Daniel Deronda, le plus parfait est celui qui est consacré aux enfans des ténèbres, le plus important est celui qui est consacré à la glorification des fils de la lumière, et cette appellation n’est pas une simple métaphore philosophique, car les personnages dont il s’agit dans ce roman appartiennent au peuple qui, dès la plus haute antiquité, porta ce nom d’élu que les temps modernes, par la plus singulière des contradictions, lui ont conservé tout en le persécutant. Dans ses dernières années, en effet, George Eliot s’éprit pour la race juive d’un enthousiasme que rien dans ses écrits antérieurs ne faisait prévoir et qui, pour ce motif, n’a pas laissé de surprendre quelque peu. Cet enthousiasme n’avait rien que de très explicable, son objet étant donné ; mais pourquoi avait-il été si tardif ? Fallait-il l’attribuer à quelque amitié des dernières années qui, reconnaissant en elle un admirable instrument de propagande, lui aurait communiqué cette ardeur de prosélytisme que Mordecaï insuffle à Daniel Deronda ? ou bien fallait-il croire que le cours de ses études l’ayant portée à examiner de plus près l’histoire du long exil de la race juive, elle s’était sentie prise d’admiration pour l’invincible fermeté dont cette histoire porte témoignage ? L’une ou l’autre de ces deux causes, pensait-on, devait être la vraie, car pour des raisons pressantes de politique et d’humanité on ne pouvait en apercevoir aucune. Il n’y avait à l’époque où fut composé et publié Daniel Deronda aucune menace de persécution dans aucun pays du monde ; les juifs d’Angleterre et de France faisaient socialement assez bonne figure pour qu’il fût superflu d’attirer sur eux l’intérêt des gentils ; les massacres récens de Russie et de Pologne étaient encore profondément cachés dans les mystères de l’avenir, et les prédicateurs ordinaires de la cour de Berlin n’avaient pas encore découvert dans la croisade antisémitique le plus ingénieux moyen de venger M. de Bismarck de l’opposition persévérante du député Lasker. Aussi, crois-je bien qu’aucune des raisons qu’on s’ingéniait à découvrir n’est la véritable, et que, s’il est permis de conjecturer, l’on trouverait peut-être l’origine de Daniel Deronda dans certain personnage