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dix mots sans faire aller son soufflet sur le feu ou sans fouiller avec les pincettes dans les cendres. Gail n’avait pas de tisonnier : mais il prenait son petit enfant, le montait sur ses genoux et le baisait continuellement, pendant que je parlais, sur le bout du nez. Tu ne peux d’ailleurs pas te faire d’idée de l’obligeance avec laquelle ils savent vous rendre de petits services. J’avais donné à entendre en quelques mots à Millin que je dessinais et que j’avais l’intention de m’essayer sur les antiques : deux jours après je reçois un billet qui m’assure en tout temps l’entrée au Louvre. »

Les Allemands à qui Hase s’était adressé n’avaient eu pour lui que des paroles ironiques ou blessantes. « D’aucun Français je n’ai entendu pareil propos. — C’était une petite étourderie de votre part de vous jeter dans la foule d’une ville égoïste et corrompue : mais vous y êtes actuellement et vous ne serez pas perdu. — C’est ce qui m’a été dit de plus fort : ce sont les paroles de Gail. »

Et de quelle manière aimable s’y prennent ces savans pour l’obliger! « Je serais injuste si je ne reconnaissais la délicatesse extraordinaire avec laquelle on me traite. Pour pouvoir me donner quelque chose sans me faire rougir, Villoison, qui sait vingt fois plus de grec moderne que moi, me sacrifie une matinée chaque décade et appelle cela des leçons de grec que je lui donne. Chez les Breteuil, on fait comme si l’on était mon obligé. — Vous pouvez demander tout ce que vous voudrez, monsieur le professeur, me dit Mme de Breteuil... L’empressement de tous à me servir me fait sauter le cœur dans la poitrine. Grand Dieu! il faut pourtant que je vaille quelque chose pour que les gens fassent tant de cas de moi ! »

Villoison avait introduit son protégé chez la duchesse de Breteuil, dont le mari avait occupé de hautes fonctions à la cour de Louis XVI et qui conservait chez elle, dans son hôtel de la rue de Sorbonne, les traditions et le savoir-vivre de l’ancien régime. La duchesse, couchée sur une ottomane, le reçoit « avec la dignité d’une Junon. » Elle veut faire donner des leçons d’allemand à sa fille, jeune personne de dix-huit ans, fort instruite, car elle parle italien et anglais, lit le latin et apprend le grec. On présente le professeur, lequel est un peu troublé à la vue des yeux noirs de sa future élève. En réponse à la question quelle grammaire allemande il faut prendre, il indique la première qui lui vient à l’esprit, celle de Gottsched : la jeune duchesse écrit Quodechèdt sur un papier et envoie un domestique chercher le livre chez le libraire. Hase se promet en lui-même de l’acheter de son côté pour voir ce qui s’y trouve. Les leçons commencent. Depuis qu’il est en voie de réussir, les Allemands qu’il connaît à Paris lui font des offres de service. Hase écrit avec joie qu’enfin il a pu s’arranger à la dernière mode et qu’il va pouvoir se présenter la bouche et le menton rasés, des mèches dans les yeux