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quelque direction plus catégorique. « Crucifiez-moi l’enthousiaste à trente ans, dit Goethe dans une de ses épigrammes : s’il connaît une fois le monde, il se jouera de sa crédulité. » Hâtons-nous de dire que les jeux dont il peut être question dans la vie que nous retraçons ici sont de l’espèce la plus innocente. Stupéfier les auditeurs par son savoir, en citant comme de mémoire les morceaux qu’on vient de lire sur ses cahiers, serrer avec effusion la main à tous ses confrères et tous ses collègues en les assurant d’un dévoûment inaltérable, offrir des marques de respect aux appariteurs et aux garçons de salle, parmi les artifices qu’a connus le monde, ce sont encore les plus inoffensifs.

Disons enfin que sur deux points il resta toujours fidèle aux convictions de sa jeunesse. En matière religieuse, il garda ses opinions ; il était d’avis que chaque homme devait avoir le droit de professer ouvertement ce qu’il pensait, tout en faisant pour lui-même un usage très discret de cette faculté. Dans les occasions extraordinaires, quand se trouvait en cause la liberté de conscience, on le voyait se ranger de son côté, et même, sous cette pétrification, on pouvait percevoir alors quelques battemens de cœur. En second lieu, il resta fidèle aux études grecques. Il a empêché pour sa part la tradition de se rompre, rendant par là un service signalé à la France. Des hommes tels que Brunet de Presle, tels que MM. Miller et Egger ont été au nombre de ses élèves. Le grand Dictionnaire en huit volumes in-folio, qui porte son nom, est un beau monument élevé à la langue grecque. Il a donné quelques éditions princeps, chefs-d’œuvre de patience et de savoir. Personne mieux que lui ne se connaissait en manuscrits grecs. Quand le faussaire Simonidès vint, en 1855, offrir à la Bibliothèque nationale ses manuscrits qu’il alla ensuite porter à Berlin, et qui mirent un instant en défaut la sagacité des savans allemands. Hase ne s’y laissa point prendre. Pressé de questions par ses collègues, il finit par dire de sa voix lente : « Ces manuscrits sont en très bon grec. Ils ont dû être écrits, au plus tard, en1854. » Même il fit ce voyage de Grèce qu’il avait autrefois projeté : il est vrai que ce fut dans des conditions qui n’avaient plus rien d’héroïque ; ce fut une simple excursion de savant. Enfin une chose lui est toujours restée : la bonté, l’indulgence, l’accueil souriant fait à la jeunesse. À cause de cela, son nom, en dépit de tout, est resté populaire, et en dépit de tout nous devons continuer à l’honorer et à l’aimer. Nous l’honorerons et nous l’aimerons encore plus désormais, parce que, à un moment de sa vie, il a beaucoup aimé la France.


MICHEL BREAL.