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sont seulement des signes ou des symboles, on peut discuter à perte de vue sur les intentions fondamentales et sur la nature essentielle qu’elles expriment. Il en est des œuvres de vertu comme des miracles que l’antiquité et le moyen âge attribuaient tantôt à l’esprit du bien et tantôt à l’esprit du mal : le même fait pouvait être interprété comme un signe de Dieu ou une œuvre du démon, et on croyait le démon assez habile comédien pour jouer le personnage de Dieu même. La moralité humaine est à double sens, et on peut toujours se demander si c’est l’égoïsme ou l’altruisme qui représente le plus fidèlement le vrai fond de la volonté. C’est que la question, en dernier ressort, porte sur la nature absolue de l’activité humaine, dont les évolutions saisissables pour l’expérience ne sont que l’incomplète manifestation. La volonté, dans son essence, est-elle ouverte ou fermée à autrui, pénétrable ou impénétrable, aimante ou indifférente ? Est-ce la paix finale ou la guerre perpétuelle dont elle porte en son sein le germe invisible ? Cette puissance personnelle dont la psychologie suit les développemens dans le temps et dans l’espace est-elle essentiellement une volonté libre et libérale, dont l’égoïsme ne serait que l’accident, la maladie et la défaillance, ou bien est-elle une nécessité fatalement esclave de soi ? La première supposition s’accorde avec les faits psychologiques tout comme la seconde. Chacun interprète à son gré le symbolisme humain : les uns voient tout avec les yeux du misanthrope, les autres avec ceux du philanthrope ; ceux-ci admirent, ceux-là méprisent, et le sens du monde intérieur n’est pas plus facile à trouver que celui du monde extérieur.

La nature de la volonté, à son tour, tient à la nature de l’intelligence, qui lui fournit ses motifs : aussi est-ce une question capitale en morale que de savoir quel est le fond de cette intelligence, de cette « raison » législatrice dont la volonté subit évidemment l’empire. Ici encore les évolutionnistes se contentent d’observations superficielles. M. Spencer avait pourtant admis lui-même, dans ses Premiers Principes, une sorte de conscience profonde et primitive qui se retrouverait sous tous les états particuliers ou dérivés de la conscience, et qui répondrait à ce qu’il y a de plus fondamental en nous, probablement aussi en toutes choses. Comme ce fond de notre être n’est point objet de connaissance déterminée et distincte, M. Spencer voit là une sorte de « conscience de l’inconnaissable » dont la matière et l’esprit ne sont également, dit-il, que des symboles. Admettons qu’il en soit ainsi. Nous demanderons alors à M. Spencer pourquoi cette conscience de l’inconnaissable ne serait pas, elle aussi, un motif et un mobile d’action pour la volonté, et pourquoi il n’en dit plus mot dans sa Morale, M. Spencer, à tort ou à raison, va jusqu’à nommer son inconnaissable l’absolu ; et cependant il ne