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question qui n’a pas moins d’à-propos aujourd’hui qu’au temps de Platon : — Savez-vous, en définitive, ce qu’est le plaisir ? — Selon Bentham, Stuart Mill, Darwin, MM. Spencer, Clifford et Leslie, comme selon Épicure, le plaisir se retrouve au fond de tous les biens, il est pour ainsi dire l’étoffe dont ils sont faits. Et effectivement, au point de vue de la seule expérience et de la science proprement dite, quel contenu réel et expérimental peut-on donner à l’idée du bien, sinon le bonheur, qui a lui-même pour élément le plaisir au sens le plus large de ce mot ? Mais il reste toujours à chercher ce qu’est le plaisir même en sa plus intime essence. — Nous n’avons pas besoin de le savoir, répondra-t-on. — Quoi ? il s’agit d’ériger une chose en bien suprême, en dernier objet de notre activité, en fin dernière de toutes nos puissances ; il s’agit, par conséquent, de la préférer à tout le reste, et il serait inutile de se faire une idée juste ou tout au moins une hypothèse raisonnée sur ce que cette chose est en soi ? Si nous allions, comme dit Platon, prendre le fantôme d’Hélène pour une Hélène véritable et mettre notre vie entière au service « d’une simple apparence du plus grand bien ! »

Ne l’oublions pas, dans les sciences secondaires et positives, trop exclusivement en honneur auprès du naturalisme contemporain, — physique, physiologie, psychologie, sociologie, etc., — on peut se contenter des apparences, parce que nos actions elles-mêmes ne s’engagent que sur des apparences qui leur suffisent pratiquement ; mais il n’en est plus de même dans la recherche du bien, c’est-à-dire de la fin réelle à nous poser, de la fin qui doit donner une pleine satisfaction à tout notre être dans la vie présente et (si par hasard il y en avait une) dans la vie à venir[1]. La science morale est un effort pour saisir, ou conjecturer le fond même du bien, pour en entrevoir l’essence et le soumettre à nos prises. « Quand il s’agit de toute autre chose, disait encore Platon, nous pouvons nous borner à l’apparence ; mais quand il s’agit du bien, nous voulons la réalité : » par cela même la morale est une métaphysique du bien. Cette métaphysique, on la chercherait en vain chez les évolutionnistes comme chez les positivistes. MM. Spencer, Clifford, Stephen Leslie, Ardigò, se contentent de nous dire que le plaisir se retrouve sous toutes les notions morales, comme l’espace sous les idées de corps, de figure, de

  1. Il est intéressant de voir Mme Clémence Royer ajouter au titre de son livre le sous-titre de téléologie, ou science des fins. Mme Royer rejette d’ailleurs le positivisme, qui exclut toute recherche métaphysique. « La plupart de ceux qui, aujourd’hui, se targuent du titre de positivistes pour affirmer que nous n’atteindrons jamais la vérité absolue sur les faits premiers et les principes des choses, ne sont en réalité que des adeptes de ce scepticisme décourageant et démoralisant, autant que stérile, qui, fermant la porte aux découvertes futures, dit à l’esprit humain : Tu n’iras pas plus loin. » (Page XXVI.) Que nous puissions atteindre la « vérité absolue, » c’est là encore, croyons nous, postuler un peu trop.