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au droit d’autrui sera physiquement aussi impossible qu’une barbarie commise de sang-froid l’est aujourd’hui à la plupart des hommes civilisés. » Nous ajouterons encore que la législation et ses sanctions peuvent devenir assez parfaites pour tracer aux individus des voies qui soient les seules sûres ; les lois ressembleront aux rails de nos chemins de fer qui guident les locomotives : la mécanique peut rendre ces rails assez parfaits pour réduire de plus en plus le nombre des déraillemens. En tout cas, lorsqu’une locomotive déraille, ce n’est pas par la volonté du mécanicien, qui est presque sûr d’être la première victime, ni par la volonté des voyageurs, qui risquent leur vie. Un jour viendra de même où il sera aussi absurde de vouloir manœuvrer en dehors des lois que de vouloir conduire une locomotive en dehors des rails.

Enfin, l’opinion publique pourra encore corroborer les lois : l’opinion est un milieu de plus en plus nécessaire à notre respiration morale, et en dehors duquel l’homme civilisé étouffe de plus en plus. Voyez la force actuelle du qu’en dira-t-on ? Il n’y a aucune immoralité grave à se promener sur les boulevards avec son habit à l’envers ou avec un chapeau du premier empire ; je vous défie pourtant de le faire, à moins que ce ne soit en carnaval. Le jour où les défauts de l’esprit et du cœur seront considérés comme plus ridicules, plus laids, plus choquans que les défauts de la tenue ou de la toilette, l’empire de ce grand souverain qu’on nomme tout le monde s’exercera au profit de la moralité, au lieu de s’exercer seulement au profit de la mode. Nous faisons donc toutes les concessions possibles aux espérances de l’école anglaise et des positivistes ; nous admettons avec Austin, l’ami de Stuart Mill, la « flexibilité indéfinie de l’espèce humaine. » Dès aujourd’hui, un homme instruit et bien élevé, d’une fortune médiocre, n’a pas besoin d’un dévoûment héroïque pour n’être ni brigand, ni voleur, ni faussaire, ni faux-monnayeur, ni parjure, etc. ; ces métiers exigeraient, de sa part, au contraire, le plus pénible des efforts. Ce sont des métiers qui s’en vont. On n’a pas davantage besoin, dans la plupart des circonstances où la vie suit son cours normal, de faire des spéculations théoriques ou pratiques sur la moralité absolue, de se sacrifier à l’idéal, de renoncer à l’existence ou au bonheur pour une idée, de réaliser ainsi dans ses actions le symbolisme métaphysique dont nous avons parlé. Les situations héroïques dont s’inspire un Corneille ne sont pas celles de chaque jour, et les pessimistes allemands veulent en vain nous persuader que tout est « tragique » dans l’existence. Au moins peut-on espérer, comme nous venons de le reconnaître, que la part du tragique ira sans cesse diminuant dans la vie sociale et dans les rapports des hommes entre eux. La science positive des mœurs suffira alors comme pain quotidien pour l’humanité.