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Un naturaliste avait placé dans un même bocal, mais séparés par une vitre transparente, des brochets et de petits poissons qu’ils ont l’habitude de manger. Les brochets se heurtèrent pendant quelque temps le nez à la vitre, puis, convaincus de leur impuissance, finirent par ne plus faire mine de se jeter sur les autres poissons. On ôta alors la vitre et la bonne harmonie ne cessa pas de régner. Le problème social, pour l’école naturaliste, est analogue : mettre des obstacles à la brutalité des plus forts, puis, une fois l’habitude prise, supprimer les obstacles devenus inutiles.

Mais, une fois engagés dans cet ordre de réflexions, devons-nous aller jusqu’au bout et admettre que l’histoire naturelle des mœurs arrivera un jour à être de tous points suffisante, sans aucun appel à la métaphysique, à ses postulats et à ses symboles? Ce triomphe complet, cette exclusive domination de la science, rêvés par quelques penseurs, arriveront-ils jamais? — Nous ne le croyons pas, malgré les justes concessions que nous venons de faire aux espérances des positivistes et de l’école anglaise. Si la « sociologie » parvient à réaliser son idéal d’une société parfaite, il restera encore dans la vie assez de douleurs, de maladies, de deuils pour exercer le courage, l’amour, le dévoûment à ceux qu’on aime, et surtout pour poser la grande interrogation de l’au-delà, le grand problème de l’inconnu et de l’inconnaissable, ne fût-ce qu’au lit de mort de ceux qui nous sont chers. La personnalité acquérant plus de prix avec la civilisation même, la révolte contre son anéantissement dans la nature n’en deviendra que plus forte et plus douloureuse. La morale anglaise et la morale positive ne s’inquiètent, nous l’avons vu, ni de ce problème, ni des diverses réponses qu’il comporte ; cependant, on ne saurait trop le répéter, la conduite sera toujours différente selon la valeur plus ou moins relative et passagère qu’on accordera à la personne humaine, selon le prix plus ou moins incomparable que l’on attribuera à l’individualité. Sans doute aucune doctrine n’est en mesure d’apporter ici des certitudes ; mais la pratique sera toujours obligée de préjuger la question. Il y aura toujours des cas (si rares qu’ils deviennent) où il s’agira de quelque sacrifice à faire aux idées, de quelque acte de dévoûment pour nos semblables, et en un mot, selon l’expression du Phédon, de quelque beau péril à courir, ϰαλὸς ϰίνδυνος. M. Spencer lui-même est obligé de reconnaître qu’une sphère de plus en plus étroite, mais toujours subsistante, restera ouverte au dévoûment et au sacrifice ; il place dans cette sphère les grands accidens de la vie, « naufrages, inondations, incendies ; » mais il se figure que, en présence de ces accidens, une véritable rivalité s’élèvera un jour entre les hommes pour s’élancer au-devant du danger : «Les occasions de satisfaire les instincts altruistes qui aboutissent au sacrifice de soi-même deviendront rares et très