Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/404

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

idéale et vraiment désintéressée, le héros sera-t-il aussi disposé à l’héroïsme ? Enfin, pour que l’idéal des évolutionnistes se réalise, il faut que les individus, dès aujourd’hui, l’acceptent et ne prennent pas à tâche d’en empêcher la réalisation ; or comment nous persuader, par des raisons d’ordre positif, de coopérer à la venue de cet idéal dont positivement nous ne jouirons point ? — Inutile de vous persuader, répond M. Spencer : nous vous contraindrons par une force plus intime encore que la persuasion intellectuelle, en façonnant votre cerveau et en y faisant entrer une « moralité organique, » un instinct social plus impératif encore que l’impératif catégorique de Kant. — Cette vue, en partie vraie, a été réfutée dans ce qu’elle a d’utopique : on a montré que la conscience est une force dissolvante pour l’instinct, un agent de décomposition progressive : le cerveau humain ne se laissera plus modeler passivement à l’altruisme si son esprit a la conscience d’être, selon le mot de La Rochefoucauld, la dupe de son cœur.


En résumé, on aura beau tourner et retourner la question, les antinomies de la morale nous ramèneront par toutes les voies en face du problème métaphysique. En premier lieu, la société actuelle étant loin d’avoir opéré la « conciliation de l’égoïsme et de l’altruisme » cherchée par M. Spencer, nous ne pouvons, dans les circonstances importantes de la vie où nous agissons avec pleine réflexion et où notre action est transparente pour elle-même, subordonner notre égoïsme à l’altruisme que par des raisons générales et universelles, qui sont au fond des raisons métaphysiques. En second lieu, dans la société à venir (M. Stephen Leslie l’avoue), la conciliation de l’égoïsme et de l’altruisme ne sera jamais parfaite ; la physique des mœurs ne pourra donc se passer entièrement de cette métaphysique des mœurs que M. Leslie croit superflue. En troisième lieu, si la conciliation entre l’intérêt et le désintéressement va croissant de fait dans la société, il est possible que l’abîme qui les sépare subsiste dans la conscience individuelle, qu’il s’y déplace simplement sans être supprimé, ou encore qu’il passe presque tout entier dans l’ordre des relations privées, de la famille et de la morale individuelle. En quatrième lieu, M. Spencer admet avec raison que l’altruisme ira se développant par le progrès ; or cela revient à dire que notre sens moral deviendra de plus en plus délicat, conséquemment aussi de plus en plus facile à froisser. Dès lors, l’homme se montrera de plus en plus difficile avec lui-même et avec les autres dans l’art de la vertu, comme les artistes deviennent de plus en plus difficiles et raffinés dans leurs différens arts pour le choix des signes et des symboles convenables. Nous apprend-on qu’on a laissé un homme mourir de faim, nous en