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sauvage est moins élevé que celui de l’homme civilisé, mais, en revanche, le sauvage s’écarte moins de son idéal, de son « code. » C’est, dit M. Leslie, que le sauvage est voisin des animaux, chez qui l’obéissance à l’instinct est encore plus régulière. L’idéal moral de l’homme civilisé, au contraire, est placé plus haut que celui du sauvage, mais par cela même il est moins facile à atteindre et moins uniformément atteint ; le caractère de l’homme, avec la civilisation, devient plus flexible et plus mobile : il perd la certitude et la rigidité de l’instinct. « Le progrès moral, conclut M. Leslie, enveloppe donc une perpétuelle position de problèmes nouveaux, un sentiment perpétuel et croissant de tout ce qui nous reste à faire. » Ainsi, peut-on ajouter, nous avons beau nous rapprocher sans cesse de la lumière vers laquelle nous marchons, nous sommes toujours suivis de notre ombre, et même, plus nous nous rapprochons, plus l’ombre grandit.

Ce n’est pas tout. De même que les sentimens seront plus délicats avec la civilisation, de même les besoins de toute sorte seront de plus en plus nombreux et impérieux. Dès lors se pose devant nous une nouvelle antinomie : les besoins ne croîtront-ils point plus rapidement que les moyens de les satisfaire ? Mme Clémence Royer admet, comme Darwin et M. Spencer, la loi de Malthus ; or il semble que cette loi doive avoir un jour comme conséquence, sinon la lutte pour l’existence, du moins la lutte pour le bien-être et pour le bonheur. Mme Clémence Royer espère cependant que l’avenir résoudra cette antinomie : il faut pour cela, dit-elle, « que l’espèce, ayant atteint son plein développement organique et le plus haut degré de son évolution, arrive à l’équilibre entre ses besoins et la possibilité de les satisfaire, c’est-à-dire au bonheur spécifique. Alors, ses instincts étant exactement corrélatifs à ses conditions de vie, elle peut et doit cesser de varier, jusqu’à ce que les conditions de vie, variant elles-mêmes, lui imposent le devoir de nouveaux changemens et de nouveaux progrès, sans lesquels elle entrerait en décadence. » C’est la conclusion à laquelle, de son côté, était arrivé M. Spencer. Mais, si l’on peut admettre que l’équilibre des besoins et des objets propres à les satisfaire aura lieu dans l’espèce en général, comment espérer qu’il aura lieu aussi pour chaque individu ? Enfin, l’équilibre eût-il lieu au physique, comment croire qu’il aura lieu au moral ? Si l’humanité ressemblait à une immense fourmilière, on pourrait penser que l’équivalence des instincts et du milieu s’établira ; mais il y a cette différence entre la fourmi et l’homme, que l’intelligence du second est réfléchie, par cela même progressive et insatiable, comme sa sensibilité. À quelle époque aura donc lieu l’équilibre parfait de l’intelligence humaine avec son milieu propre.