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philosophie s’enveloppe d’un léger voile de folie, la porte de l’hôtellerie bien connue s’ouvre devant « un homme au teint brun, à la moustache longue, qui paraît revenir du pays des Maures. » Le silence se fait aussitôt, et cet homme, « le captif, » qui arrive d’Alger, jetant le masque du récit impersonnel, raconte sa propre histoire, les hauts faits « d’un tel de Saavedra. » En quelques mots, il trace le tableau des souffrances du soldat « le plus pauvre entre les pauvres, réduit à la misère de sa paie, qui vient tard, si jamais elle vient, ou à ce qu’il grapille de ses propres mains, au grand péril de sa vie et de sa conscience ; parfois si nu qu’un méchant pourpoint lui sert de chemise et de parure, et lorsqu’il couche sur la terre en rase campagne, au milieu de l’hiver, ayant pour tout réconfort l’haleine qu’il tire de sa bouche et qui, contre les règles de la nature, sort froide, croyez-le ; car elle sort d’un lieu vide[1]. » Cervantes avait servi dans les tercios de Moncada et de Figueroa. Blessé au visage, mutilé par la guerre, il est le type accompli, héroïque du « fantassin ; » le mot est d’origine espagnole.

Ces « fantassins » avaient à un haut degré certaines vertus du soldat, la frugalité habituelle, la patience, le mépris de la mort. Fiers, fatalistes, violens, impitoyables, se montrant à l’occasion sans frein dans la débauche, et, au lendemain d’un pillage, reprenant leur vie de misère avec la même résignation, tous se croyaient ou se disaient gentilshommes, hidalgos, vieux chrétiens pour le moins. Les officiers étaient de la même caste que les soldats ; si le cadre d’un régiment avait survécu à la troupe, on formait des compagnies d’officiers réformés qui portaient la pique et le mousquet à côté des autres. Dans leurs mutineries (qui étaient fréquentes), ils changeaient leurs chefs, et souvent les généraux traitaient avec eux, acceptaient leurs choix ; d’autres fois, la répression était terrible : on pendait beaucoup. Il n’y a pas, dans les temps modernes, de troupe qui ait plus ressemblé aux argyraspides d’Alexandre et aux vétérans de César.

L’infanterie recrutée en Italie et amenée en Flandre avec les tercios était à peu près dans les mêmes conditions, peut-être plus alerte, mais moins ferme, moins disciplinée, ayant plus de besoins, plus de vices ; là était le principal foyer des mutineries. Ces soldats étaient suivis de femmes et de valets en grand nombre, dont ils se séparaient pendant les mois de campagne, et qu’ils retrouvaient ou ne retrouvaient pas en reprenant leurs quartiers d’hiver. Un jour, le tercio du marquis d’Yenne, quittant Namur, y laissait six cents personnes de son bagage, et le gouverneur d’Aire, en juin 1644,

  1. Don Quichote, primera parte, t. XXXVIII.