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il croit rentrer dans une autre partie du monde que celle d’où il sort. Pour ma part, dussé-je passer pour dominé par des préoccupations bien matérielles, le plus vif souvenir que m’ait laissé cette ville a été celui de la satisfaction d’y rencontrer une véritable auberge avec de bons lits et des chambres propres, et surtout une trattoria tenue par un Milanais, où l’on vous sert la fine cuisine du nord de l’Italie. Je ne voudrais pas me donner l’air d’un gourmand en m’appesantissant sur « les choses de gueule, » comme disaient nos pères. Pourtant la question de nourriture, dans certaines conditions de voyage, finit par devenir une préoccupation qui s’impose, et elle tient sa place importante dans les mœurs d’un pays. Celui qui est délicat sur ce chapitre ne doit pas s’aventurer dans les provinces de l’extrémité méridionale de l’Italie, en Basilicate ou en Calabre ; il aurait trop à en souffrir. Jamais, pour ainsi dire, en dehors de quelques villes d’une certaine importance, on n’y trouve de viande de boucherie, et quand par hasard on en rencontre, elle est immangeable. En fait de nourriture animale, on est condamné au poulet à perpétuité. Et quels poulets ! D’affreux oiseaux à l’aspect misérable et souffreteux, juchés sur de grandes pattes jaunes, auxquels jamais on n’a donné une seule poignée de grains et qui cherchent leur vie comme ils peuvent parmi les ordures. Qu’on juge après cela de leur maigreur, sans compter la vermine qui les dévore à tel point que souvent leurs plumes se recroquevillent comme s’ils étaient atteints d’une maladie de la peau. En général, on ne les tue qu’au moment de les faire cuire, de telle façon que leur chair est aussi coriace qu’ils sont maigres. Quant aux manières de les accommoder, elles feraient dresser les cheveux sur la tête à un gastronome. Voici par exemple une des plus usitées dans la Basilicate. La bête une fois saignée, on la vide et on la dépèce ; puis on prend sa ventraille, on la hache avec des oignons et des tomates et on fait frire le tout dans la poêle, où on met ensuite à sauter les membres du poulet.

C’est pis encore quand on veut vous bien recevoir et vous offrir une chère raffinée. Il faut que les gens de ces pays aient le palais et l’estomac autrement faits que les nôtres. Ils se délectent à des combinaisons de goûts que des Allemands ne réprouveraient, peut-être pas, mais qui nous paraissent aussi barbares que répugnantes. Au point de vue de l’archéologie, cette cuisine est fort curieuse. C’est celle que cultivaient les anciens. Les recettes d’Apicius, si on les appliquait, donneraient exactement ce genre de produits, ces associations de saveurs qui pour nous hurlent de se trouver ensemble. Un certain soir, dans une maison où j’avais reçu la plus gracieuse hospitalité, où l’on s’empressait à me faire fête, je vois sur la table un magnifique gâteau dont la surface était couverte d’une glaçure de sucre sur laquelle, en l’honneur de l’hôte étranger, on