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différaient si complètement de caractère qu’on était obligé de les surveiller sans relâche pour empêcher des querelles et des violences ?

C’est surtout dans l’ordre des phénomènes actifs que se marque ce principe d’individualité antagoniste, contraire à l’hérédité, toujours en lutte avec elle et souvent victorieux : c’est au moment où il s’éclaire par la raison et devient la personnalité, où il produit le développement libre de nos énergies, la pleine possession de nos facultés, leur direction énergique et soutenue vers un but déterminé, choisi par l’homme, voulu par lui, imposé de vive force au cours contraire de la nature, aux obstacles suscités par les circonstances ou aux résistances sociales. La forme rare et extraordinaire de ce pouvoir est celle qu’il prend dans des grands hommes qui ont marqué leur empreinte dans l’histoire, qui se sont emparés du cours naturel des choses et l’ont modelé à leur ressemblance. C’est le génie d’action, le génie des César, des Cromwell, des Richelieu, des Napoléon, de tous les fondateurs d’empires ou de républiques, de tous ces dominateurs d’hommes qui ont plié les événemens à leur volonté, comme l’herbe qui plie sous le pied du voyageur. Et ce n’est pas seulement à ces hauteurs qu’on peut voir se manifester cette puissance ; elle se révèle avec moins d’éclat, mais autant de force, dans l’action incessante de l’homme sur lui-même dès qu’il parvient à se soustraire aux influences du dehors et aux fatalités non moins impérieuses qu’il porte en lui-même : soit la science, qui est le prix d’une conquête de l’attention, d’un despotisme intelligent de la volonté concentrée sur un objet, le résultat de la poursuite obstinée d’une fin que l’esprit s’est assignée ; soit la vertu, qui, elle aussi, est une conquête, mais d’un autre ordre, la conquête de la pureté et de l’énergie de la conscience sur les tentations inférieures de l’égoïsme ; soit enfin l’héroïsme, qui est la volonté exaltée jusqu’au sacrifice. La tâche de la science, celles de la vertu et de l’héroïsme, sont des tâches essentiellement individuelles ; à chacun de les accomplir tout entières pour son propre compte et par ses seules forces. Le savant, l’homme vertueux, le héros, produisent seuls leur œuvre ; ils l’emportent tout entière dans la tombe ; ils ne l’ont pas reçue comme un patrimoine, ils ne la transmettent pas comme un héritage. Si leurs fils les imitent, pour recommencer la même œuvre ils devront faire le même effort. Mais faut-il vraiment autant que cela pour montrer la personnalité en acte ? Un seul trait suffit, une rupture d’habitude, l’affranchissement d’un instinct, un acte libre, c’est assez pour montrer que l’homme a en soi le pouvoir de placer son initiative souveraine dans l’enchaînement des cas similaires et pour briser la trame de l’hérédité.