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les inconvéniens qui résultent pour eux, au point de vue moral, de cette fréquentation obligatoire en quelque sorte du cabaret. Paris cependant offre beaucoup de ressources à ceux qui veulent vivre économiquement et sobrement en dehors du foyer domestique. L’institution des fourneaux économiques, qui date du commencement du siècle, mais qui s’est beaucoup développée depuis quelques années, rend sous ce rapport à la classe laborieuse des services peu connus. Ces fourneaux ne desservent pas seulement, comme on le croit assez généralement, la clientèle indigente qui s’y présente munie de bons distribués par la charité ; ils fournissent aussi des portions contre argent. C’est ainsi que la Société philanthropique a vendu dans son dernier exercice 1,840,733 portions de soupe, bœuf, saucisses, légumes, fromage, chocolat, etc. Dans les quartiers populeux, il est fréquent de voir dans ces fourneaux, installés côte à côte avec des mendians en guenilles, des ouvriers décens, généralement des maçons, qui viennent y prendre hâtivement un repas dont le coût ne leur revient pas à plus de 8 à 10 sous. Il existe à Paris, rue de la Verrerie, un établissement assez curieux, fondé en partie dans une intention philanthropique, où, moyennant 13 sous, on peut faire un excellent repas, vin compris. Un établissement analogue vient d’être ouvert rue Rochechouart. Dans un autre ordre d’idées, plusieurs grands établissemens industriels aiment mieux nourrir eux-mêmes leurs employés ou ouvriers au prix de revient que de les voir quitter l’atelier pendant une heure pour aller au cabaret. Ainsi fait, entre autres, la Compagnie d’Orléans, qui, dans les vastes réfectoires construits par elle, nourrit par jour 1,300 ouvriers auxquels elle peut donner pour 13 ou 14 sous, vin compris, un repas très substantiel, en prélevant même sur le prix des denrées fournies par elle une légère majoration pour amortir le capital engagé.

Néanmoins, et malgré ces ressources, il faut reconnaître que le plus grand nombre des ouvriers qui ne peuvent prendre leurs repas en famille sont condamnés à la gargote, et c’est là ce qui explique cette quantité fabuleuse de traiteurs qu’on rencontre à chaque pas dans les quartiers ouvriers. Dans une intéressante étude sur l’alimentation populaire, M. Antonin Rondelet a très bien décrit ces séductions du traiteur, l’irrésistible : « Que vous servirai-je ? » la séduction d’une douzaine bien fraîche ; la fausse honte de refuser une bouteille de cacheté, toutes ces mille considérations de gourmandise, d’amour-propre, de respect humain qui entraînent l’ouvrier à une dépense supérieure à ses moyens pour égaler celle d’un camarade mieux payé. Mais, laissant de côté ces mesquineries, j’ai eu la curiosité de me faire donner le menu quotidien d’un ouvrier se nourrissant bien, parce que son salaire le lui permet. Voici ce menu que je certifie