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La femme écrasera la tête du serpent ; ah ! que ce mot de l’écriture est vrai, et de combien d’applications il est susceptible dans la vie intellectuelle ! Le serpent a bien des formes, et l’une des plus détestables, c’est précisément cet esprit de système qui, si l’on n’y prend garde, arrive si vite à priver l’intelligence de toute liberté, à l’écraser de formules tyranniques sous lesquelles elle perd toute spontanéité et tout ressort, à la faire respirer dans une atmosphère artificielle où elle étouffe et s’étiole, à la morigéner de pédantisme, et à lui faire reproche de toute grâce et crime de toute fantaisie. Notre trop logique sexe masculin se défend mal contre ces usurpations de l’esprit de système ; mais c’est merveille de voir comme les femmes, lorsqu’elles sont douées de génie, résistent avec aisance et souplesse à ce tyran que toute notre force est impuissante à dominer. Quel que soit ; le système qu’elles adoptent, fût-ce le plus faux, toujours elles trouvent en elles-mêmes une force secrète qui en corrige les erreurs, qui en comble les lacunes, qui les met en accord avec la vie et la nature. Cette force féminine innée, irrésistible dont nulle contrainte ne peut comprimer l’élasticité et qui fait sauter les formules trop étroites comme la vapeur fait sauter les chaudières qui ne lui ménagent pas une issue, s’est appelée de noms fort divers, — enthousiasme chez Mme de Staël, passion chez George Sand sympathie chez George Eliot, — mais quel que soit le nom qu’elle porte, vous y reconnaissez cet attribut de nature pour lequel il a été promis à la femme qu’elle serait victorieuse du serpent, c’est-à-dire de tout ce qui fait obstacle à l’expansion de la vie et en tarit en nous les sources, qui sont la liberté, la justice et l’amour.

Cette force féminine a été assez puissante chez George Eliot pour résister à toutes les pressions auxquelles elle a été soumise et quelques-unes étaient énormes. Au fond, c’est à cette force seule que l’auteur d’Adam Bede et de Silas Marner est redevable de ce qu’elle a été. Elle avait acquis une instruction des plus étendues et s’était élevée à un rare degré de culture, mais ce n’est pas dans les influences de cette culture qu’il faut chercher le secret de son talent. Tout ce que nous savons d’elle et de ses origines nous montre, en effet, que ce talent s’est formé naturellement par l’exercice naïf et lent de la sensibilité, et non artificiellement par voie d’étude et de travail.

Ce pseudonyme de George Eliot est devenu si célèbre qu’il a presque fait oublier le véritable nom de notre auteur. Elle se nommait Mary Evans et était née aux environs de 1820 dans le Warwickshire, au centre de l’Angleterre. Notez cette circonstance particulière du milieu, il vous expliquera en grande partie le tour du talent de George Eliot, et tout à fait le caractère et le choix de ses peintures. En tout pays, c’est dans les régions du centre qu’il faut