Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/857

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ceci dit, il faut cependant se préoccuper de cette humble catégorie encore assez nombreuse après tout, puisqu’elle comprendrait près d’un quart. de la population ouvrière, qui touche habituellement on salaire à peine égal à ses besoins, et il faut reconnaître également que pour ceux-là la situation est singulièrement précaire et pénible. Cependant eux non plus ne manifestent guère, et l’on n’a jamais entendu parler à Paris d’une grève des hommes de peine. C’est peut-être une raison de plus pour se préoccuper de leur situation et pour dire que l’homme dont le salaire quotidien oscille de 3 à 4 francs, s’il ne vit pas habituellement, dans la misère, est toujours à la veille d’y tomber. Comme à moins de pratiquer ces vertus d’anachorète qu’on doit admirer quand on les rencontre, mais qu’on ne saurait exiger, il ne lui est pas possible de faire des économies, la moindre interruption de son travail, tenant à un chômage ou à une indisposition de quelques jours, le met immédiatement au-dessous de ses affaires. Que le chômage, que l’indisposition se prolonge, que les dettes surviennent, que la mauvaise chance s’en mêle, c’est un homme perdu. Aussi n’est-il pas étonnant que, sur la liste des indigens inscrits au bureau de bienfaisance, les hommes de peine, pour ne parler que de ceux-là, figurent, pour plus de 5,000, soit pour un chiffre cinq fois plus élevé que celui de la profession qui fournit ensuite le plus d’indigens, celle des cordonniers, profession également très humble lorsqu’elle est pratiquée à domicile, en dehors des grands ateliers.

Il convient de plus de faire remarquer qu’en fixant entre 3 et 4 francs la somme nécessaire pour vivre à l’abri du besoin, nous avons toujours parlé d’un individu isolé. Mais n’est-ce pas le cas de se rappeler certain dialogue d’un conte oriental entre Allah et un portefaix très pauvre, aux ferventes prières duquel Allah avait promis d’accorder tout le nécessaire ? Après avoir adressé à Allah différentes requêtes qui toutes avaient été exaucées, le portefaix finit par demander une femme. — Mais une femme, c’est du superflu, fit observer Allah. — C’est donc, repartit le portefaix, un superflu bien nécessaire. — Une femme, des enfans qui l’accueillent avec tendresse an retour d’une rude journée de travail passée sous les ordres d’un patron ou d’un contre-maître impérieux et qui illuminent d’un doux rayon son triste intérieur, n’est-ce pas aussi un superflu bien nécessaire pour l’homme de peine, aussi nécessaire, plus nécessaire pour lui peut-être que pour tout autre ? La journée de travail finie, espère-t-on qu’il passera les quelques heures qui lui restent seul dans une chambre sans feu ? Non ! Il va tout naturellement au cabaret, le club de l’homme du peuple, et il y dépense les quelques sous qu’il aurait pu mettre de côté, à moins qu’il n’ait