Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/887

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étrange inconséquence, malgré l’aversion que son père professait pour la France, il n’avait entouré le jeune prince que de Français. Il lui donnait pour gouvernante une protestante réfugiée en Prusse, Mme de Rocoulles, femme d’une distinction accomplie, et, plus tard, il choisissait pour son précepteur le fils d’un autre réfugié, Duhan de Jandun. Cette double influence, encouragée encore par la mère de Frédéric, inspirait de bonne heure à celui-ci un penchant très vif ou, comme il le disait lui-même, « un chien de tendre pour la France. » Sa tenue, ses instincts forment, avec ceux de son père, un contraste saisissant : il est coquet, raffiné dans sa mise ; il veut être habillé à la dernière mode de France, il ne parle que français, et non-seulement son horreur pour la guerre est profonde, mais, tout jeune encore, il se met à rimailler avec cette ardeur malheureuse et obstinée qu’il conservera toute sa vie. Frédéric-Guillaume, qui, dans son antipathie pour la musique, ne faisait d’exception qu’en faveur de la musique sacrée, lui permet, quand il a douze ans, de prendre pour maître de clavecin l’organiste de la cour. Mais, rebuté sans doute par les difficultés que présentait alors cet enseignement, l’enfant obtient, par l’entremise de sa mère, qu’un célèbre flûtiste, J. Quantz, alors attaché au service du roi de Saxe, vienne lui donner quelques leçons. Presque aussitôt l’élève s’éprend de cette étude et s’y consacre avec passion. Son père alors commence, un peu tard, il est vrai, à s’inquiéter de cet ensemble de dispositions et de ces façons de vivre qui froissent tous ses sentimens. Aigri, déçu dans ses espérances, il s’exprime amèrement sur le compte de ce fils dont les allures diffèrent si complètement des siennes. « C’est un joueur de flûte et un poète, dit-il avec mépris ; il gâtera toute ma besogne. » Avec sa dureté opiniâtre, il essaie de contrarier des goûts et de changer des habitudes qui l’offensent. Traitant son propre fils avec une férocité inouïe, il veut l’étrangler ; il le roue de coups et le frappe avec sa canne de la façon la plus cruelle, « ne finissant, comme Frédéric le racontait lui-même à sa mère[1], qu’à force de lassitude. »

A partir de ce moment, les leçons de flûte sont sévèrement interdites, et le roi, en imposant cette défense au jeune prince, menace de la corde tous ceux qui essaieraient de favoriser sur ce point sa désobéissance. On savait que ce n’était pas là une vaine parole. Une anecdote rapportée par Thibaut montre assez à quelles extrémités Frédéric-Guillaume était capable de se porter. Ayant appris que son fils se rendait parfois chez d’honnêtes bourgeois dont la fille touchait assez bien du clavecin, et voulant à la fois combattre

  1. Mémoires de la margrave de Baireuth, année 1729.