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recourir à un véritable enlèvement pour la séparer d’un amant qui ne voulait pas la quitter[1].

Toute cette période de la vie de Frédéric est marquée, on le voit, par une activité extraordinaire et par un vif désir de justifier et d’accroître le renom d’élégance et d’esprit qu’il s’était fait à Rheinsberg. Sa correspondance avec ses agens à l’étranger, nous l’avons dit, est instructive à étudier à cet égard, surtout celle qu’il entretient d’une manière suivie avec Rothembourg, A côté des recommandations diplomatiques qu’il lui adresse, non content de le charger de ses achats de tableaux, de statues, de mobilier, il arrive au roi de lui demander encore dans la même lettre « des poudres parfumées, de bonnes senteurs, des jambons de neige et des plants de vigne. » Avec d’Argens, c’est bien autre chose, et le court billet qu’il lui adresse à Paris et que nous donnons ici suffit à montrer la diversité des services qu’il attend de lui : « Si vous voulez faire toutes mes commissions, je vous dirai tout ce qu’il me faut et que vous me procurerez en tout ou en partie : un ou deux peintres habiles ; un bon valet de comédie, car Bollog est parti ; une première actrice. — N.-B. Petit a écrit de deux filles qu’il pourra vous montrer. Si elles sont belles et si elles ont du talent, cela ira le mieux du monde. Si vous pouviez encore trouver quelque homme aimable, d’un bon caractère, qui n’est point pédant et versé dans la littérature, je serais très aise d’en faire l’acquisition. Cette lettre-ci vous servira de pleins pouvoirs ; » et il ajoute, car il est un peu las des ennuis réitérés que lui a déjà causés ce personnel d’acteurs et d’actrices : « Pour toutes les personnes de théâtre, il faut les engager pour six ans, sans quoi c’est l’ouvrage de Pénélope que de faire jouer la comédie. »

Frédéric a fort à penser, mais il suffit à tout, et dans ces années de jeunesse, il montre un entrain vraiment prodigieux. Avec le temps, tout ce beau feu va se calmer. Une économie assez étroite et une humeur moins sociable succéderont bientôt aux généreuses dispositions des premières années, et cette vie, dont les commencemens témoignaient de préoccupations si élégantes et si raffinées, aboutira, sur son déclin, à une indifférence absolue pour tous les goûts élevés qui d’abord y avaient tenu tant de place.


IV

Même à l’époque où ces goûts étaient le plus vifs, ils n’auraient d’ailleurs jamais eu le pouvoir de détourner Frédéric de tâches qu’il

  1. Cette Barberina, dont l’existence fut marquée par d’assez nombreuses aventures, est la seule personne qui passe pour avoir inspiré au roi quelque chose qui ressemble à un attachement un peu tendre. Mais ce caprice, s’il y céda, ne dura qu’un moment.