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de ces plaines stériles coupées çà et là par quelque bois de pins ou de bouleaux malingres et de cette zone de sable qui, enserrant la capitale de Prusse, étend autour d’elle ses horizons monotones, la campagne des environs de Potsdam est comme une oasis. Avec leur riche végétation, avec les gracieuses sinuosités qu’elles décrivent, les rives de la Havel offrent presque en cet endroit l’illusion d’un beau pays. L’ancien château, situé dans l’intérieur de la ville, ne jouit guère, il est vrai, de ces rians aspects, mais la belle forêt de chênes et de hêtres, qui commence à la porte de Potsdam, sert de parc aux deux autres résidences que Frédéric s’y était construites, le Nouveau-Palais et Sans-Souci. Leurs abords sont disposés en jardins à la française : des allées droites ou des labyrinthes plantés de charmilles, des tonnelles en treillis de fer forgé et des pelouses coupées par des pièces d’eau. Autour des bassins ou à l’ombre des vieux arbres respectés, un peuple de statues égaie la verdure de leur blancheur. Romains empanachés, nymphes accroupies ou se débattant mollement entre les bras de leurs ravisseurs, Apollons dont la lyre est aujourd’hui absente, tous les héros, tous les dieux de l’Olympe se sont donné là rendez-vous, posés et accommodés à la mode du temps.

Quant aux châteaux eux-mêmes, leur architecture, leur mobilier, leur décoration, les statues ou les tableaux qui les ornent, tout y dérive de l’art français du XVIIIe siècle ; tout a été, sinon exécuté, du moins inspiré par des artistes français. Vous y rencontrerez au complet nos peintres les plus élégans d’alors, et surtout les préférés de Frédéric : Watteau, Lancret et Pater, plus nombreux qu’on ne les trouverait nulle part ailleurs ; nous ne saurions pourtant dire mieux choisis. Il est du moins difficile d’en juger, car, sans parler des pastiches et des copies où la lourde main de Dietrich et le talent assez vulgaire d’un peintre nommé Mercier se sont exercés, bien des œuvres originales, — dont quelques-unes même proviennent de collections célèbres, comme celles de M. de Julienne ou du prince de Carignan, — sont aujourd’hui compromises par des détériorations qu’il n’est que trop facile d’expliquer. On conçoit sans peine, en effet, à quelles alternatives pernicieuses elles ont été soumises sous ce rude climat et particulièrement à Sans-Souci, où les appartemens, exposés à toutes les ardeurs du soleil pendant. l’été, ne sont point chauffés en hiver. Pour celles de ces peintures qui ont déjà subi des restaurations, leur ruine est plus irrémédiable encore ; elle équivaut pour plusieurs d’entre elles à une destruction à peu près complète. Malgré tout, c’est à Potsdam qu’on peut le mieux étudier, en qualité et en quantité fort respectables encore[1], ces

  1. Il n’y a pas moins de vingt et un Watteau, vingt-neuf Pater, vingt et un Lancret, sans parler des Coypel, des De Troy, etc., dans les trois châteaux de Potsdam. La véritable place de tous ces tableaux serait au musée de Berlin, où ils trouveraient la surveillance et les soins de conservation qu’ils réclament impérieusement. On pourrait y réunir aussi d’autres toiles provenant de Charlottenbourg et qui sont aujourd’hui placées dans les salles ou même dans les magasins du château royal à Berlin : des Lancret encore et des Pater, quelques jolis Chardin et plusieurs Watteau, parmi lesquels un Embarquement pour Cythère, antérieur à notre tableau du Louvre et qui, sauf de légères modifications, en reproduit la composition, mais avec moins d’élégance et de vivacité dans l’exécution ; et surtout la fameuse Enseigne de Gersaint, un des plus fins ouvrages du maître, séparée aujourd’hui en deux panneaux. Cette peinture claire et spirituelle est dans un état de conservation assez satisfaisant, à part quelques retouches très apparentes, mais qu’il serait, croyons-nous, facile d’enlever. Une exposition de peintures anciennes organisée à Berlin, au commencement de cette année, à l’occasion des noces d’argent du prince impérial, a permis de réunir dans le local de l’académie des beaux-arts la plupart des tableaux que nous venons de signaler.