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Mais, en musique surtout, le roi a ses idées et ses préférences, car c’est un art qu’il pratique à la fois comme compositeur et comme exécutant. Le compositeur, chez lui, est assez difficile à apprécier, et ses deux symphonies manuscrites qui se trouvent à la bibliothèque de Berlin n’existent même pas en partition. « A parler franc, de tels travaux ne comptent pas, m’écrit à ce propos un des critiques musicaux les plus compétens de l’Allemagne ; certains traits ne manquent, il est vrai, ni d’invention ni de hardiesse ; mais dans la cantate Re Pastore, écrite par Frédéric en collaboration avec Quantz, Graun et Nichelmann, il suffit de comparer les morceaux qui sont de lui avec les leurs pour mesurer aussitôt toute la distance qui sépare un amateur d’un artiste[1]. Enfin la Marche composée à l’occasion de la bataille de Molwitz est tout à fait insignifiante. » Pour le virtuose, tout en lui accordant les qualités d’exécution que lui reconnaissent ceux qui l’ont entendu, nous craignons fort que le talent du joueur de flûte n’ait tenu chez lui une trop grande place dans sa façon d’apprécier la musique en général. Ses goûts, en effet, sont assez bizarres, en même temps étroits et compliqués. Il lui faut des chanteurs italiens, mais il n’admet pas à sa cour la musique italienne, alors cependant qu’elle compte des compositeurs tels que Cimarosa, Guglielmi, Piccinni et Paesiello. Il n’y a pour lui que la musique allemande, mais il semble que le monde finisse hors de sa petite chapelle. Dans cette chapelle même, le compositeur, certainement le plus original, Ph.-Emmanuel Bach, le créateur de la sonate moderne, est réduit au rôle d’accompagnateur, et, bien qu’il se soit longtemps résigné à une obscurité dont cependant il souffrait, un jour vient où, ne pouvant plus y tenir, il se sépare du roi et quitte Berlin pour devenir directeur de la musique religieuse à Hambourg. Frédéric juge donc la musique bien plus en virtuose qu’en musicien, et l’on ne croirait jamais qu’au temps où il vit, l’Allemagne possède des génies tels que Haendel et Mozart. S’il fait accueil au vieux Bach, et s’il paraît émerveillé de la prodigieuse facilité avec laquelle celui-ci, — dans une visite qu’il fait à son fils, — improvise une fugue en six parties sur un thème que le roi lui a fourni, il est encore plus préoccupé de lui faire essayer tous ses instrumens que de jouir de son talent. Non content d’avoir avec lui passé en revue les nombreux clavecins qu’il possède, il lui demande le lendemain de visiter les orgues des différentes églises de Potsdam.

  1. Tel paraît être d’ailleurs l’avis de M, le docteur Preuss, qui, en donnant en 1840, une édition de l’ouverture de ce Re Pastore, garde dans sa préface, animée pourtant d’un patriotisme très chaleureux, un silence prudent sur la valeur de cette composition. C’est M. Preuss qui a dirigé la grande édition des œuvres de Frédéric II (en 28 vol. in-8o) publiée à Berlin par ordre du roi.