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de soi-même que George Eliot considérait comme le principe de tout bonheur, la fin de toute sagesse, et qui est l’idée mère de toutes ses créations ?

Après la mort de son père, arrivée en 1849, elle vint à Londres pour essayer de tirer parti, non de son talent de conteur qu’elle ne semble pas avoir plus pressenti que La Fontaine n’avait pressenti son talent de fabuliste, mais des provisions considérables d’impressions intellectuelles qu’elle avait amassées durant ses années de solitude. La Westminster Review, dirigée par le docteur Chapman, organe influent de toutes les hétérodoxies à tendances libérales et de toutes les dissidences éclairées, lui ouvrit ses portes avec empressement. Elle écrivit plusieurs articles pour cette intéressante publication : sur une édition des Nuits d’Young, sur les femmes auteurs de la Grande-Bretagne, sur la Madame de Sablé de M. Cousin, etc. Elle s’ennuya vite, paraît-il, de cette tâche de reviewer, ce qui ne nous étonne que médiocrement. Quelle que soit l’étendue de sa culture littéraire et philosophique, il est remarquable que lorsqu’elle s’attaque au développement d’une idée abstraite, elle n’a plus la même supériorité que lorsqu’elle s’attaque aux faits de la vie objective. Certaines parties essentielles du talent d’exposer lui manquent, ses pensées sont déduites les unes des autres plutôt par fine dialectique que par ferme logique, et son style devient alors facilement obscur, ou tombe à force de subtilité dans une sorte de préciosité métaphysique. Cependant il est probable que, malgré son peu de goût pour les travaux critiques, elle se fût longtemps résignée à porter ce joug, si dans le milieu littéraire où elle était entrée elle n’eût rencontré l’homme à qui était réservé le privilège de la révéler à elle-même, George Henri Lewes. Le phénomène de sympathie qu’elle devait si souvent décrire plus tard se passa alors entre eux ; leurs atomes intellectuels se reconnurent et s’accrochèrent, et la force d’attraction se trouvant plus considérable que la force de répulsion, ils s’unirent d’une étroite amitié que quelques années plus tard ils resserrèrent encore légalement. Maigre, un peu malingre, le visage disgracieusement troué de petite vérole, Lewes n’était certainement pas un Apollon, et certainement aussi il n’y avait dans son caractère timide et modeste aucune de ces qualités d’aplomb qui s’imposent ; mais, malgré ces désavantages, il était difficile d’approcher sans l’aimer cet homme au cœur excellent, car on le trouvait toujours disposé à être utile et on le pressentait capable d’un entier dévoûment. Romancier, critique, historien littéraire, controversiste philosophique, polémiste politique, il était doué d’une activité effrénée qui pouvait prendre d’autres formes qu’intellectuelles ; il mit cette activité au service de George Eliot.