Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est lui qui écrivait ses lettres, — ce qui n’est pas un avantage pour ses correspondans, disait-il, au rapport d’Edith Simcox, avec une modestie enjouée, — lui qui traitait pour elle avec les éditeurs et libraires, qui faisait pour elle sollicitations et requêtes auprès des journaux et revues ; en un mot, il la dispensait de ces démarches et négociations d’affaires qui sont toujours si déplaisantes aux femmes, même les moins mièvres. Il lui rendit un service plus signalé que tous ceux-là, car ce fut lui qui l’engagea à essayer ses forces dans le genre du roman et la poussa ainsi dans la voie où elle devait trouver la célébrité. Cependant cette amitié si dévouée ne laissa pas que de leur créer plus d’une contrariété, comme pour justifier la vérité de ce vers célèbre de Shakspeare :


Le cours d’une véritable affection ne fut jamais paisible.


« Ce que font les grands, les petits en parlent, » dit encore un personnage de Shakspeare dans le Soir des rois. Ce que font les gens en vue, le monde en babille, et pendant plusieurs années le monde se plut à interpréter cette amitié avec la malignité banale qu’il permet à tout oisif et le cant hypocrite qu’il permet à tout indifférent. Une de ces méchancetés de la malveillance, invention probable de quelque Trissotin anglais, consistait à attribuer à chacun des deux amis les ouvrages de l’autre, et comme leur culture littéraire et philosophique était à peu près de même nature et de même étendue, le mensonge prenait ainsi une apparence de vérité. Ainsi miss Evans écrivait des romans, n’était-il pas de toute évidence que ces romans étaient l’œuvre de Lewes, qui en avait écrit lui-même de remarqués ? De son côté, Lewes écrivait une biographie étendue de Goethe, mais qui pouvait douter que cette biographie ne fût du fait de miss Evans, dont personne ne contestait le vaste savoir littéraire ? Ces insinuations stupides eurent plus d’une fois le privilège d’irriter George Eliot, et on trouve un écho encore fort sonore de ses indignations dans son roman de Middlemarch, écrit de longues années après, et alors que ces commérages n’avaient plus aucune portée. Eh bien ! le monde ne mentait qu’à demi lorsqu’il prétendait que les romans de George Eliot étaient dus à Lewes, car sans ses conseils il est très possible que nous ne les eussions jamais eus. En ce sens, il est, en effet, l’auteur de ces trois chefs-d’œuvre d’Adam Bede, le Moulin sur la Floss, Silas Marner, et de la demi-douzaine d’œuvres remarquables à des titres divers qui sont signées de George Eliot, et ce n’est que justice de lui rendre la part qui lui revient dans la célébrité de l’amie qui a fini par porter son nom.