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traite les égarés avec la rigueur qui conviendrait aux scélérats, enchaînant un fou comme un forçat et châtiant un malade comme un révolté contre les lois de la santé. Votre psychologie, semblable à la physique des quatre élémens, ne tient compte dans ses analyses que des faits sommaires et excessifs, et néglige avec une robuste ignorance toutes les transitions qui les relient entre eux, les expliquent en les reliant, et souvent les absolvent ou les justifient. Oh ! que je sais bien quel aurait été votre verdict si j’avais livré à votre jugement les héros, et surtout les héroïnes, dont j’ai écrit les biographies avec conscience et charité ! Mon Hetty Sorrel serait une catin criminelle, ma Rosamund Lydgate une sotte sans le moindre soupçon de cœur, ma Dorothée Brooke une folle romanesque, ma Gwendolen Harleth une aventurière de haute volée, mon Tito Melema un émule de Lazarille de Tormes et de Guzman d’Alfarache, mon Félix Holt un démagogue lunatique, mon Grandcourt un scélérat endurci au crime par la certitude de l’impunité. J’entends d’ici votre conclusion générale : à Newgate la plupart d’entre eux, quelques-uns à Tyburn, et les plus innocens à Bedlam ! Mais la nature ne connaît pas la simplicité de caractère que supposent vos jugemens absolus et tout d’une pièce ; ses combinaisons sont infinies en même temps qu’incessantes, et négliger de les suivre dans leurs métamorphoses, c’est s’enlever le droit de juger les actions humaines et d’être cru dans l’opinion que l’on en porte. Ah ! que vous verrez avec d’autres yeux cette réalité si bafouée et si méprisée si vous l’abordez avec cet esprit d’amour qui est au fond la seule justice véritable ! Alors vous reconnaîtrez que cette pauvre humanité, quoique toujours bien digne de pitié, est cependant plus digne d’estime que vous ne la peignez, qu’il y a peu de scélérats résolus dans ses rangs et que les monstres y sont une exception, mais qu’il y a aussi peu d’innocens absolus, peu de justes sans reproche qui aient le droit de crier raca à leurs frères, peu de vertus sans quelque mélange, peu de droitures sans quelque duplicité.

Il a été donné à George Eliot de faire revivre de nos jours (sans trop y songer peut-être) la philosophie morale qu’Adam Smith formula au dernier siècle ; il n’y a pas irrévérence à dire que cet unique disciple de la philosophie aujourd’hui fort délaissée de l’illustre Écossais en vaut beaucoup de ceux que son économie politique conserve encore en sj grand nombre. Pour George Eliot comme pour Adam Smith, la sympathie est le principe moral et social par excellence ; elle est mieux qu’un agent de bonheur individuel, elle est un devoir envers autrui. Si c’est un devoir social, son champ d’activité est donc l’humanité, mais quelle humanité ? Ce ne peut être l’humanité des saints et des vertueux accomplis, car celle-là est si exceptionnelle et si restreinte que la vie pourrait