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d’arriver et que, lorsqu’on s’occupe, le temps passe vite. Je suis dans le salon ; en face de moi, une lucarne de sabord grande ouverte laisse entrer les bonnes odeurs de la terre. De temps à autre, je me lève et je vais regarder si nous nous en approchons… Je parle de la baie, car, pour la ville, nous ne l’atteindrons pas avant la nuit. Je ne veux pas manquer cette baie tant vantée, avec ses îles adorables. Il est aisé de voir que ces heures-ci sont les dernières, car tout le monde s’empresse d’écrire les lettres qui doivent être mises à la poste dès le débarquement. Nous aurons bien de l’ennui, je crois, avec la douane. Songez donc à tout ce qu’il a fallu acheter en prévision de ce fameux mariage. Nous nous sommes ruinées à Paris, — ce qui explique en partie les airs solennels de maman, — mais au moins je serai belle ! Maman me semble prête à dire ou à faire n’importe quoi pour esquiver les droits odieux qu’on va réclamer ; comme elle le fait très justement observer, elle ne peut se ruiner deux fois ! Moi, je ne sais comment on aborde ces terribles douaniers, mais je compte leur dire : « Voyons, messieurs, une jeune fille comme moi, élevée dans les traditions les plus sévères du vieux monde, reléguée constamment au second plan par une mère vraiment supérieure,.. la voilà,.. jugez-en vous-même ; — voyons, une ingénue ne saurait être soupçonnée de contrebande ! que peut-elle rapporter, sinon quelques petites reliques de son couvent ? » Je n’ajouterai pas que mon couvent s’appelait le magasin du Bon Marché ! Maman me gronde depuis trois jours, lui avoir imposé autant de malles : sept entre nous deux ! .. Il faut avouer que les reliques tiennent de la place.

Les passagers continuent de vaquer à leur interminable correspondance. Toujours point de nouvelles de la baie ! M. Antrobus, l’ami de ma mère, un honorable membre du parlement, ferme sa neuvième missive. Il a écrit durant la traversée une centaine de lettres et semble inquiet du nombre de timbres-poste (qu’il lui faudra se procurer en arrivant. C’est un homme très bien informé ; il n’en sait pas encore assez long toutefois, car il ne cesse de faire des questions aux gens. Il se propose d’examiner de près et profondément certaines choses ; on dirait qu’il a d’avance découvert le petit trou révélateur qui permet cet examen. Il marche presque autant que moi, mais quels souliers énormes ! Il interroge jusqu’à moi-même… J’ai beau lui dire que je ne sais absolument rien de l’Amérique, cela ne l’arrête pas, il recommence… — Comment cela se passerait-il dans un de vos états du Sud-Ouest ? — Voilà une de ses phrases. Me voyez-vous lui rendre compte des états du Sud-Ouest ? Je le renvoie à maman, un peu pour taquiner celle-ci.

« M. Antrobus a une femme et dix enfans. Rien de romantique… Mais il est muni de lettres innombrables pour une foule de gens de