Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/204

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de le prouver, il se serait promptement aperçu qu’à ce compte, son rang à lui-même n’était pas ce qu’il croyait, et c’est pour cela peut-être qu’il n’a pas essayé. Il lui eût d’ailleurs été bien difficile d’y réussir. Que nous importe, à vrai dire, que la préface de Cromwell ait été précédée des brochures de Stendhal, d’une préface de Manzoni, d’un chapitre de Mme  de Staël, comme si Stendhal, Manzoni et Mme  de Staël n’avaient pas eux-mêmes été précédés par Mercier, par Lessing, par Diderot, et ceux-ci, à leur tour, par combien d’autres que l’on retrouverait ? En est-il moins vrai d’abord que la préface de Cromwell est ce qu’elle est, et, en second lieu, que c’est d’elle que date l’explosion du romantisme ? Mais si, comme je le crois, — sans partager d’ailleurs l’extravagante admiration qu’il est de mode aujourd’hui de professer pour ce drame fameux, — Hernani leur est supérieur à tous deux, la valeur en est-elle moindre, pour avoir été prévenu sur la scène du théâtre français par le More de Venise, d’Alfred de Vigny, et l’Henri III, de Dumas ? Sur quoi je suis bien obligé de faire observer à M. Biré, qui n’aurait pas dû l’oublier, que, s’ils sont antérieurs à Hernani l’un et l’autre, le More de Venise est postérieur d’environ quatre mois à Marion Delorme, et Henri III postérieur de treize mois à Cromwell. Et pourquoi ne lui demanderais-je pas à quel signe il reconnaît le « novateur » dans cette traduction de Shakspeare qui est le More de Venise, puisqu’il le méconnaît dans cette adaptation de l’histoire d’Angleterre qui est Cromwell ? On lui voudrait décidément une justice plus impartiale. Mais la vérité, c’est qu’en art, comme en science, comme partout, il semble qu’un vrai « novateur » soit toujours un homme qui manque par quelque endroit, qui voit le but et qui n’y atteint pas, et qui finalement lègue à de plus heureux que lui le soin de réaliser ce qu’il avait rêvé. Ce qui me déplaît dans Notre-Dame de Paris, ce n’est pas qu’elle ait été conçue sous l’influence de Walter Scott, c’est qu’elle demeure au-dessous de Quentin Durward. Mais inversement, ce n’est point parce qu’Alfred de Vigny aura tenté quelque chose de semblable dans ses Poèmes anciens et modernes que j’en admirerai moins la Légende des siècles.

Il faut ajouter que c’est surtout en poésie, et au théâtre, qu’il y a une supériorité d’exécution qui emporte le reste. De plus grands que Victor Hugo sont là pour le prouver, — Dante, Milton et Goethe, ou Shakspeare, Corneille et Molière. On l’a dit vingt fois et on ne saurait trop le redire : il n’y a pas un sujet de Shakspeare qui lui appartienne. Et il y a mieux que cela ! Que M. Biré prenne la peine de rechercher pourquoi tout ce théâtre de Victor Hugo, — depuis Marion Delorme jusqu’aux Burgraves, — est si faux, si en dehors de la vérité, si puéril même la plupart du temps, par-dessous l’éclat de sa splendeur lyrique ? C’est justement pour être, si je puis dire, « trop inventé ; » c’est justement parce que le poète s’est un jour promis, dans un accès d’orgueil, de ne porter au théâtre que des sujets qui ne seraient qu’à lui ; c’est