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justement enfin parce qu’ils ne sont appuyés en quelque sorte, ni comme la comédie de Molière à la réalité de la vie commune, ni comme la tragédie de Corneille à la vérité de l’histoire, ni comme le drame de Shakspeare à la réalité tour à tour, à l’histoire, et à la tradition consacrée. Non ! ne répandons pas ces idées fausses et dangereuses sur l’invention littéraire. Veillons d’autant plus à ne pas les répandre qu’on peut être assuré que le vulgaire les accueillera plus aisément. Qu’est-ce qui est nouveau dans le monde ? Les Méditations, nous dit M. Biré. Sans doute, et à Dieu ne plaise que je dise rien ici, dans le temps surtout où nous vivons, qui puisse donner à croire que j’admire médiocrement Lamartine ! mais M. Biré croit-il qu’il fallut chercher bien longtemps pour trouver des prédécesseurs à Lamartine ? Et quand ce ne serait que Chateaubriand ? En effet, dit M. Biré, le Génie du christianisme, voilà aussi qui est d’un « novateur ; » et je tiens si peu à le contrarier que je n’ai garde d’y contredire. J’aimerais seulement qu’il n’eût pas mis son opinion sous l’autorité de M. Léon Gautier, lequel se connaît d’autant moins en littérature qu’il se connaît mieux en chansons de gestes. Mais quoi ! « la Bible vengée des sarcasmes de Voltaire, » pour prendre une des nouveautés dont M. Biré fait honneur à Chateaubriand, qu’y a-t-il là de si nouveau ? L’abbé Guénée l’avait fait avant lui. Pas de la même manière, répondra-t-il peut-être. C’est précisément ce que je dis, et rien davantage : ils ne l’avaient pas fait de la même manière. Et quand M. Biré m’apprend que M. Charles Lafont avait déjà traité dans ses Légendes de la charité ce sujet des Pauvres Gens que Victor Hugo a repris dans sa Légende des siècles, c’est tout ce que je veux lui faire entendre : ils l’ont donc traité tous deux, — Charles Lafont et Victor Hugo, — mais pas de la même manière !

Il était nécessaire d’appuyer un peu sur ce point. Le livre de M. Biré, comme nous le disions en commençant, est trop important, et s’attachera trop étroitement à l’histoire du poète et de l’œuvre pour qu’il ne fût pas indispensable d’en discuter loyalement l’esprit. Comme il est d’ailleurs séduisant, par endroits même très divertissant, il convenait surtout de montrer qu’il faut le lire avec quelques précautions. C’est ce que nous avons tâché de faire, et sous cette réserve, nous n’hésitons pas à le recommander. Nous n’avons au surplus pour cela qu’à reproduire quelques mots de Sainte-Beuve sous la protection desquels M. Biré s’est mis lui-même : « Je voudrais avant tout, disait l’auteur de Chateaubriand et son Groupe littéraire, donner simplement des chapitres d’histoire littéraire, les donner vrais, neufs, s’il se peut, nourris de toute sorte d’informations sur la vie et l’esprit d’un temps encore voisin de date et déjà lointain de souvenir. » Ces chapitres d’histoire littéraire, M. Biré nous les a donnés, — et en même temps le légitime désir d’en voir quelque jour la suite.


F. BRUNETIERE.