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Cependant on veut bien convenir que, dans notre condition présente, nous ne sommes pas un péril pour l’Europe, ni à la veille de commettre quelque attentat contre la paix publique. On nous fait la grâce de reconnaître que nous nous occupons d’autre chose que de combiner des plans de campagne, de compter les étapes que devront fournir nos armées pour entrer le même jour à Rome, à Vienne et à Berlin. Mais on croit nos institutions peu stables, et on prévoit que tel incident pourrait surgir qui nous ferait sortir de notre repos pour marcher de nouveau à la conquête du monde. Un diplomate très clairvoyant disait de nous avec assurance : « La France n’est mûre ni pour la révolution ni pour la contre-révolution. » Mais celui qui parlait ainsi est un diplomate français qui connaît son pays. On nous juge autrement dans les chancelleries étrangères ; on y tient pour constant que nous avons l’humeur changeante, que les institutions que nous nous sommes données ne nous plairont pas longtemps, que la dictature est le régime qui nous convient, que nous y reviendrons fatalement et que, roi ou empereur, notre nouveau maître, quel qu’il soit, ne saurait asseoir sa puissance sans nous procurer quelque agrandissement au dehors, sans nous réconcilier avec sa fortune par un don de joyeux avènement, par l’appât de quelque heureuse aventure. Voilà l’idée qu’on se fait de nous, et c’est à ce danger qu’on a voulu parer d’avance. Il en résulte que la sainte hermandad, constituée par deux empires et un royaume pour protéger l’Europe contre nos convoitises, est destinée du même coup à protéger la république, — la nôtre, bien entendu, — contre nos dégoûts, nos inconstances ou nos repentirs. Un journal allemand a été chargé de nous le faire entendre, et il s’est exprimé si clairement à ce sujet que notre amour-propre s’en est ému. Il nous a paru singulier qu’on disposât ainsi de nous, qu’on réglât sans plus de façons notre sort et notre avenir. Nous étions tentés de croire que la France appartenait à la France, que cette partie de l’Europe était à nous.

Que les temps sont changés ! Que penserait de ce qui se passe aujourd’hui un de ces jacobins de la Convention ou du Directoire, race disparue comme ces animaux antédiluviens dont les ossemens nous étonnent quand nous les retrouvons au fond de quelque caverne ? De leur vivant, la république française agissait sur l’imagination des peuples et des souverains comme une tête de Méduse, elle les pétrifiait d’étonnement et d’effroi ; mais peu lui importait ; elle disait dans sa fierté triomphante : Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent ! Nous lisions dernièrement les pages si curieuses, si intéressantes, si instructives, qu’à l’aide de documens inédits, M. Frédéric Masson a écrites sur l’ambassade de Bernadotte à Vienne en 1798. Un mois après le traité de Campo-Formio, sans daigner consulter la cour impériale, le directoire décida d’envoyer à Vienne un homme qui, pour la vieille Europe, était