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allemand, ils les assaisonnent à leur façon. Les domestiques de grande maison sont d’habitude plus superbes, plus rogues que leur maître, et il arrive souvent qu’en s’acquittant de ses commissions, ils blessent des amours-propres qu’on les avait priés de ménager. On sait que M. de Bismarck reprocha un jour à l’un de ses secrétaires d’être trop massif dans tout ce qu’il écrivait, et que ce secrétaire ayant répondu qu’il pouvait travailler aussi dans le genre aimable et qu’il s’entendait en fine malice, le chancelier lui repartit : « Soyez fin, mais sans malice, écrivez en diplomate ; même dans les déclarations de guerre, on se croit tenu d’être poli. » Ils ont beau s’y appliquer, les rédacteurs de la Gazette de l’Allemagne du Nord ne sont jamais polis dans leurs déclarations de guerre, et s’il leur arrive de caresser les gens, leur main ressemble toujours à une patte et on sent la griffe sous le velours.

M. de Bismarck a déclaré plus d’une fois que, depuis ses grands succès, il n’a cessé de donner des gages à la politique de paix et de conservation. Il entendait par là que sa principale étude a été de veiller à la défense du grand empire qu’il a fondé, de le préserver de toute insulte et de tout dommage. Il est dans sa nature de ne pas attendre les coups, de prendre toujours les devans, de garantir sa tête en amassant des charbons sur celle de ses ennemis. Ce conservateur est l’homme des mesures préventives, il déjoue d’avance les coalitions qu’il redoute par d’autres coalitions dont il est le chef et l’arbitre. Il a su s’arranger pour avoir toujours des alliances à sa disposition. Il en a quelquefois changé ; du moment qu’elles lui servent, il ne fait point acception des personnes, il les préfère toutes également. Ses alliés se plaignent tout bas qu’il s’ingère un peu trop dans leurs affaires. En mainte rencontre il s’est appliqué à se débarrasser de tel ministre étranger qui gênait ses combinaisons ou dont les intentions lui étaient suspectes ; mais il n’a employé à cet effet que des moyens détournés et de sourdes manœuvres, qui tantôt lui ont réussi et tantôt ont échoué ; les plus habiles ne réussissent pas toujours. En somme, il faut reconnaître qu’il a su conserver à l’hégémonie allemande un caractère de modération relative ; les uns la subissent, les autres l’acceptent, sans la goûter beaucoup. On n’est pas parfait ; le talent de se faire aimer est le seul qui manque à ce grand homme d’état.

Il faut reconnaître aussi qu’en ce qui nous concerne, après avoir nourri à notre égard des sentimens peu louables, il s’est ravisé, qu’il a changé de méthode et que, depuis 1875, il n’a point été pour nous un mauvais voisin. Nous n’avons à lui reprocher aucun acte offensif ni offensant. Plus d’une fois au contraire, il s’est montré disposé à nous être agréable. Personne n’est plus versé que lui dans l’art de trafiquer la crainte et l’espérance. Il nous a fait des offres de services, il nous a donné à entendre que si nous consentions à nous en remettre à sa bienveillance, nous nous en trouverions bien, qu’il nous aiderait à faire