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Est-il besoin de dire que ce procédé serait plus honnête ? C’est peut-être assez d’assurer qu’il serait profitable à tout le monde. On nous accorderait plus de crédit ; on serait moins souvent mystifié par nous, et je ne vois pas que personne, parmi les auteurs, pût se récrier là-contre. On saurait que l’As de trèfle, pour amusant que soit ce mélodrame, n’est pas un chef-d’œuvre ; on se tiendrait content de s’y divertir sans y chercher des beautés dignes du théâtre classique : M. Pierre Decourcelle voudrait-il qu’on exigeât de lui davantage ? On saurait que Formosa, si précieuse que soit cette ébauche de tragédie romantique, n’est rien de plus que cela, c’est-à-dire une œuvre morte ; on admirerait cette jument de Roland sans lui demander de vivre : M. Vacquerie aurait-il le courage de s’en plaindre ? On irait voir les Bourgeois de Lille comme un drame patriotique, mieux écrit que les vieilles pièces du Cirque, moins fortement conçu que l’Horace de Corneille : M. Dartois y perdrait-il ? On ne penserait pas que M. Belot eût écrit le Pavé de Paris pour satisfaire à sa muse ; on ne s’attendrait pas d’y trouver les marques d’un talent qui doit renouveler la scène : serait-ce un dommage pour M. Belot ? En revanche, quelques reproches que le juge le plus sévère pût accumuler contre le Père de Martial, représenté ces jours-ci au Gymnase, on serait averti qu’une bonne part de ce drame sort de l’ordinaire, et l’on regarderait M. Albert Delpit comme celui de nos jeunes auteurs dont la victoire importe le plus à nos plaisirs, car c’est assurément le mieux doué pour le théâtre. Si retentissant que soit le succès de l’ouvrage, on s’efforcerait d’en grossir encore le bruit, et le public, par cette conduite, ne ferait que servir équitablement ses intérêts.

C’est que cette pièce tirée d’un roman, ou plutôt refaite sur la même donnée, contient un morceau rare, un morceau de résistance, et pour lequel j’échangerais volontiers vingt de ces comédies pathétiques dont nous sommes heureux de nous contenter à l’ordinaire : viandes creuses, accommodées avec plus ou moins d’agrément, et qui pèsent peu dans la balance lorsqu’on met dans l’autre plateau la vraie substance d’un drame. C’est aussi que M. Albert Delpit, dans cet ouvrage comme dans le précédent, le Fils de Coralie, se déclare proprement homme de théâtre. Il peut remporter des succès de roman, nos lecteurs le savent ; mais c’est bien plutôt sur les planches qu’il est vraiment chez lui ; c’est là qu’il abat toutes les révoltes et qu’il ravit tous les suffrages ; c’est là qu’il fait, pour le plaisir des vaincus, un magnifique abus de sa force. Il m’entraîne, malgré que j’en aie, dans la situation extraordinaire qu’il a choisie ; il m’y tient, il m’y renferme avant que j’aie pu m’en échapper par une petite porte ; il veut que j’en sorte par la brèche, et l’explosion que fait cette brèche est si belle que je suis transporté d’admiration. Elle ne me cause pas seulement de la