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surprise ; elle me découvre des âmes héroïques et telles qu’un poète tragique pouvait seul les imaginer ; elle les illumine tout entières et me fait voir le reflet ou l’ombre de Tune sur l’autre. Un tel éclat n’est pas seulement l’effet d’une violence habile, mais d’un véritable génie dramatique ; cette énergie, qui est la vertu la plus évidente du talent de M. Delpit, est proprement celle de l’écrivain de théâtre.

En effet, qu’on me propose la donnée suivante : un jeune homme va épouser une jeune fille qu’il aime et dont il est aimé. Depuis des années, ils se destinent l’un à l’autre ; il l’aime de toutes ses forces, elle l’aime de tout son cœur. Il vit en province très simplement avec son père, un homme de bien ; avec sa mère, une sainte. Soudain le père de la fiancée, un banquier fort honnête, est ruiné, menacé de faire faillite et même banqueroute. Un rival se présente, un homme de cinquante ans, riche de vingt millions, amoureux de la jeune fille, éconduit naguère, qui revient et propose de sauver le père en épousant la fille. Il se trouve que cet homme est le père du fiancé : la mère, cette sainte femme, a commis une faute jadis pendant une absence de son mari ; elle sait que son fils est le fruit de cette faute, et voici qu’elle reconnaît son amant dans le rival de son fils. Cette donnée, pour commencer, me paraît un peu extraordinaire, et l’extraordinaire m’est toujours suspect. Cependant je puis l’admettre et je consens qu’on me pousse dans le traquenard de cette situation théâtrale ; il ne s’agit plus que de m’en tirer : j’imagine que je puis le faire à peu de frais. Si j’étais ce jeune homme, laisserais-je ma fiancée m’échapper et se vendre en mariage à mon père ? Ou bien tuerais-je mon père en combat singulier et réduirais-je mon beau-père au suicide ? Serais-je condamné à l’une ou l’autre de ces extrémités ? Nullement ; je dirais à mon beau-père : « J’adore votre fille, elle m’aime ; nous sommes d’honnêtes gens et nous vous tenons pour honnête homme ; contentez-vous de notre estime et renoncez pour un temps au monde ; faites faillite ou banqueroute à Paris : cela vaut encore mieux que de faire marché de votre fille et de faire notre malheur à tous ; venez vivre avec nous : cela vaut encore mieux que de vous tuer, et cela profitera plus à vos créanciers ; nous travaillerons pour les payer un jour, et nous travaillerons bien, car nous serons heureux. » Ce langage serait raisonnable et je crois qu’il persuaderait d’honnêtes gens.

Mais je puis l’admettre encore : ce jeune homme sera moins sage que je ne serais à sa place ; il ne verra d’autre ressource que de provoquer son rival, un tireur qui, s’étant battu deux fois, a deux fois tué son adversaire ; la mère, épouvantée, ira trouver ce rival pour lui dire : « Vous avez été mon amant, vous êtes le père de mon fils ; fuyez une rencontre avec lui. » Si le rival, comme c’est un peu son droit, soupçonne cette révélation de n’être qu’un artifice maternel, et si le jeune