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poète doit l’offrir sur la scène : or, je le déclare en conscience, rarement poète contemporain nous en proposa de plus beaux.

Nous sommes à Cambô, dans le jardin de Pierre Cambry, le député royaliste, le philosophe chrétien, le philanthrope et le patriote, qu’on nomme familièrement le roi des Basques. N’est-ce pas lui qui, en 1870, a mené contre l’ennemi les gars de la montagne et de la vallée ? Au premier rang de ses soldats combattait son fils Martial, fiancé d’Espérance, la fille du banquier Jordan. S’il est le roi de la contrée, sa femme Thérèse en est la reine. C’est de lui, d’ailleurs, que cette belle créature tient ses vertus et volontiers elle s’en fait gloire : étant la femme d’un tel homme, comment ne pas être une femme de bien ? Les pauvres gens disent que Thérèse est un rayon de joie dans leur chaumière ; il se peut qu’elle soit ce rayon, mais son époux est le soleil. Elle l’admire et l’aime ; il l’aime comme au premier jour : « Laisse-moi t’embrasser, lui dit-il, pendant qu’on ne nous regarde pas. » Nous apprenons à les connaître par un double entretien avec leur hôte, Jean de Born, un Parisien venu dans le pays pour faire passer des fusils aux carlistes. « Vous arrivez justement pour assister aux fiançailles de mon fils, » a dit Pierre Cambry à Jean de Born ; cependant, avant de célébrer ces fiançailles, il faut que Pierre éprouve l’âme de Martial ; il faut qu’il lui annonce la ruine imprévue de M. Jordan, sa faillite certaine, sa banqueroute probable, son suicide possible. Martial ne bronche pas : « Espérance est ruinée, son père est failli, s’écrie-t-il ; soit ! Je travaillerai pour deux, je travaillerai pour trois. Et qu’importent l’infamie et la banqueroute ? Tu m’as gagné assez d’honneur pour que je puisse partager avec quelqu’un. » Pierre Cambry remercie Thérèse du noble fils qu’elle lui a donné ; il ouvre la grille du jardin pour le cortège des fiançailles. Devant les montagnards endimanchés, devant les garçons et les filles d’honneur et les ménétriers tout fleuris, Pierre Cambry se tient debout, non loin de sa femme Thérèse, entre Espérance et Martial, qui, d’une voix tremblante, récitent les versets d’usage, selon la coutume basque rédigée par M. Delpit :


— Eh ! qu’as-tu donc, ma gente amie,
Pourquoi restes-tu sans chanter ?
— Parce qu’en ne te disant mie,
J’ai plus d’aise pour t’écouter.


— Eh ! qu’as-tu donc, ma gente amie,
Pourquoi fermes-tu tes beaux yeux ?
— Parce qu’étant, bien endormie,
Dans mon rêve je te vois mieux.