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mon fils ! Sauve-le ! Ce duel est abominable ! Ce duel ne peut avoir lieu ! — Pourquoi ? » À ce simple mot, elle recule suffoquée par l’aveu trop gros qui s’arrête dans sa gorge ; elle chancelle, elle s’agenouille : « Parce que je suis une misérable ! parce que le duc est le père de Martial ! » — « Misérable ! » en effet ; Pierre bondit sur elle pour l’étrangler ; elle invoque la mort comme une expiation ; mais il dénoue ses mains, il se redresse, et puis retombe vaincu de douleur sur un siège. Il reste là, tandis qu’elle se traîne à ses pieds et murmure une confession qu’il n’entend pas ; les yeux fixes, d’une voix sourde il interrompt seulement deux fois sa plainte : « Et je n’ai plus d’épouse ! .. Et je n’ai plus de fils ! »

Quelques personnes, paraît-il, bien qu’émues par cette scène, ont prétendu que l’aveu de Thérèse manquait de raisons ; j’avoue que je le trouve fort beau, justement par les raisons que j’en vois. Thérèse, depuis vingt-quatre ans, a connu cet homme ; elle l’estime, elle l’admire, elle l’aime. Est-elle si sûre de sa grandeur d’âme qu’elle compte sur lui, de propos délibéré, pour empêcher un sacrilège qui, justement, vengerait son outrage ? Est-ce d’instinct seulement et par habitude de recourir à lui dans le danger qu’elle l’appelle comme un sauveur, sans réfléchir qu’elle peut s’en faire un justicier ? Invoque-t-elle son désintéressement ou bien oublie-t-elle qu’il est intéressé dans le débat ? L’un et l’autre se peut soutenir ; l’un et l’autre sans doute est vrai presque à la même seconde : dans ces crises d’âme, des mobiles différens s’enlacent pour aboutir au même acte. Le certain, ici, c’est que l’acte est sublime : pour sauver son fils, après vingt ans d’impunité, — achetée par quels efforts ! — cette femme se dévoue à la justice, c’est-à-dire à la colère, à la haine, au mépris de l’homme qu’elle adore maintenant ; elle désole cet homme, elle rompt la sécurité de son honneur et le bonheur de sa vie, — et en même temps elle lui donne le plus grand témoignage de confiance, partant de respect et d’amour, qu’une femme puisse donner à un homme ! Ce mouvement est l’un des plus beaux que je connaisse au théâtre, et l’un des plus raisonnables.

Cependant Pierre Cambry, à entendre la fin de ces aveux, sort de son accablement et reprend sa fureur. Cet homme de cinquante ans, encore amoureux de sa femme et jaloux, n’est pas un ange, mais un homme : « Tais-toi ! tais-toi ! crie-t-il. Quel besoin as-tu de me jeter tes souillures à la face ! » Il marche sur Thérèse la main levée ; la porte s’ouvre : c’est Martial. Pierre se retourne : interrompu dans sa justice, hagard, farouche, il balaie l’intrus du geste, il veut chasser l’étranger, le témoin vivant de son déshonneur : « Va-t’en ! répète-t-il d’une voix rauque ; va-t’en ! » Pierre Cambry, je le répète, n’est pas un ange ni surtout un ange de théâtre ; il sait que Martial n’est pas son fils ; il ne peut en ce moment que le haïr, il le repousse de sa présence