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désignés[1] et ne se montra pas plus vigilant que son général. Elle fut surprise par une poignée de soldats sans donner l’alerte. Les dragons et les chevau-légers, déshabillés et endormis dans les villages, n’eurent que le temps de se sauver sans armes, chevaux ni bottes : « Voyez quel malheur par l’imprudence et négligence d’un homme à qui Dieu avait envoyé une bonne fortune entre les mains, s’il eût satisfait au devoir, non pas d’un général-major, mais d’un simple ritmestre[2]. »

Cet incident était de mauvais augure, mais Guébriant ne s’y arrêta pas ; il attachait une extrême importance à la prompte occupation de Rottweil, qu’il avait déjà essayé de surprendre quelques mois plus tôt et qui semblait devoir lui donner la sûreté de ses communications avec le Brisgau et la Haute-Alsace, la sécurité pour les cantonnemens qu’il allait faire prendre à ses troupes, la clé du Neckar et du Danube, le complément de la base d’opérations qu’il avait préparée, le moyen de reprendre au printemps la campagne que les incidens de l’été précédent l’avaient forcé d’interrompre.

Rottweil est le type des petites villes de la Souabe : hautes maisons à plusieurs étages, larges rues, jolie église, situation pittoresque au centre d’un plateau où le Neckar et ses affluens creusent de profonds ravins et qu’enveloppent de hautes et sombres collines dominées par les pitons de la Rauhe-Alp et de la Forêt-Noire. La place est bordée par la gorge du Neckar, protégée soit par des escarpemens, soit par un fossé profond, avec une épaisse muraille de grosses pierres que l’on démolit aujourd’hui. Sur un terre-plein au sommet de la ville, une tour de garde (wacht thurn) porte encore des empreintes de biscaïens ; le bastion, dont elle occupait la capitale, n’existe plus. C’était le front d’attaque ; là seulement on pouvait remuer la terre et faire les approches.

La place fut investie le 8, et le siège mené avec toute la rapidité que permettait l’état de la saison et des chemins. Le 17, Guébriant visitait les travaux, lorsqu’il fut frappé au bras droit. « Qu’es l-ce ? demanda-t-il au gentilhomme qui le suivait. — Monsieur, je crois que vous êtes blessé. — Je le sais bien, mais je vous demande ce que c’est. » C’était un coup de canon. Il continua d’encourager les soldats qui passaient, et comme le capitaine de ses gardes, Gauville, partait à la course pour aller chercher un chirurgien : « Allez doucement, Gauville, lui dit-il ; il ne faut jamais effrayer les soldats. » On le porta dans une cabane du voisinage, où

  1. Exemple intéressant ; ce mode de formation des gardes avancées a donné lieu, encore de nos jours, à de vives controverses.
  2. Lettre de Guébriant, au camp, près Rottweil, 8 novembre 1643, six heures du soir, ap. Le Laboureur.