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ne le crois pas. La lèpre est devenue tellement rare en nos pays de France, que l’on peut affirmer presque avec certitude qu’elle n’y existe plus. Dans une bauge mansardée, au milieu d’exhalaisons fétides, Mme Garnier trouva une femme couchée sur des chiffons empestés et dont le corps n’était plus qu’un ulcère. L’ivrognerie, la débauche et ce qui s’ensuit semblaient avoir frappé sur cette créature leurs coups les plus formidables. Elle était farouche et ne répondait pas lorsqu’on lui parlait. En vain, Mme Garnier essaya-t-elle de l’attendrir, elle n’en put tirer un mot. Le spectacle était affreux et la puanteur était horrible. Mme Garnier revint le lendemain et les jours suivans. Elle s’était fait une sorte de large blouse qu’elle passait par-dessus ses vêtemens avant de pénétrer dans le cloaque ; elle nettoyait la chambre, secouait le paquet de haillons et de copeaux qui faisait office de lit, lavait la malade, la pansait ; elle était obligé d’aller sur le palier aspirer une bouffée d’air et revenait continuer cette besogne surhumaine. La misérable n’y comprenait rien et se laissait faire ; tant de dévoûment, des soins si pénibles et si constans la pénétrèrent et amollirent son cœur. Un jour, elle baisa la main de Mme Garnier et pleura.

Lorsque Job, assis sur la cendre, frappé d’une lèpre maligne depuis les pieds jusqu’à la tête, eut pris « un tesson pour se gratter, » ses amis vinrent le voir ; ils se placèrent près de lui et, pendant sept jours et sept nuits, ils le regardèrent sans oser parler. Aucun d’eux, ni Éliphaz de Théman, ni Bildad de Schoua’h, ni Tsophar de Naamah, ne pensa à faire couler de l’eau sur ses plaies vives, à changer sa tunique souillée, à entourer ses ulcères de linge propre ; nul n’imagina de lui venir en aide et d’emporter dans un lieu de secours cet homme qui avait été « le plus grand des pays d’Orient. » Ses trois amis se contentèrent de philosopher avec lui, d’échanger des arguties scolastiques, et d’écouter une dissertation d’histoire naturelle sur Béhémot et Léviathan. Mme Garnier ménagea les aphorismes ; mais elle ne ménagea ni la charpie, ni le vin sucré, ni la bonne nourriture, ni les consolations, — les consolations de tendresse et d’espérance qui vont à l’âme et y font briller des lueurs que l’on ne soupçonnait pas. Elle ne ménagea pas non plus ses démarches, car elle réussit à obtenir pour sa protégée une place à l’hôpital. L’aspect, l’odeur de cette infortunée, étaient tels que la première fois que l’aumônier s’approcha d’elle, il recula et fut sur le point de s’enfuir. Mme Garnier était là, elle comprit l’horreur involontaire dont le prêtre était saisi, et, comme pour lui donner courage, elle s’assit sur le lit de la malade et la tint embrassée. « La lépreuse » ne pouvait survivre, elle mourut bientôt ; mais elle partit fortifiée, sans haine, sans colère, enfin calme, et