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des jours nombreux lui permettraient de veiller longtemps encore sur l’œuvre qu’elle avait créée seule et malgré des difficultés qui eussent fait reculer un cœur moins vaillant que le sien. Elle avait alors quarante-deux ans, elle était de bonne santé, point jolie, malgré une expression qui ne manquait pas de douceur, très alerte, de mouvemens brusques, démonstrative jusqu’à l’excès, et demandant à son énergie morale plus que ses forces physiques ne pouvaient produire. Depuis son veuvage, depuis bientôt vingt années, elle avait haleté sur les chemins de la bienfaisance, chemins rudes qu’il faut gravir plusieurs fois avant d’y récolter le fruit que l’on cherche ; sans repos ni merci pour elle, marchant nuit et jour, brûlée d’une ardeur qui dévorait sa substance, elle avait été le Juif errant de la charité, et plus lasse qu’elle ne le croyait, elle avait continué sa route, les yeux fixés vers le but qu’elle s’était promis d’atteindre. Ses angoisses avaient dû souvent être poignantes au milieu des obstacles qu’elle affrontait avec une impétuosité que ni les déceptions, ni les tracasseries des hommes de loi ne parvinrent jamais à ralentir. Elle n’avait rien ménagé en elle, ni l’âme ni le corps. Il arriva un instant où la matière surmenée refusa d’obéir. La pauvre femme était non pas au bout de sa tâche, mais au bout de ses forces, qu’elle avait usées dans un travail surhumain. Elle devait mourir à la peine, tuée par son propre apostolat. La révoltée qui était en elle, qui jadis, aux jours de l’enfance, menaçait d’incendier le couvent et qui, après tout, lui avait peut-être insufflé son indomptable volonté, la révoltée subsistait. Elle se redressa contre la mort et n’en voulut pas ; il lui semblait qu’elle avait encore du bien à faire et elle se refusait à partir. Il lui fallut un grand effort pousse soumettre ; elle pensa à ceux qu’elle avait aimés, à ceux qui l’avaient précédée, à ceux qu’elle allait revoir, et elle se résigna.

Au moment où tout espoir de la conserver était perdu, il se produisit un fait que je ne dois pas omettre. Dans ses courses à la recherche de ceux qu’elle pourrait sauver, Mme Garnier avait rencontré une femme de vie dissolue, qu’elle avait amenée au repentir. Cette femme, par suite d’héritages authentiquement établis, possédait un bijou précieux, une véritable relique, qui était la croix d’or que saint François de Sales avait portée. Dans l’effusion de sa gratitude, la fille repentie l’avait donnée à Mme Garnier. Sur son lit de mort, aux approches de l’agonie, la fondatrice de l’œuvre du Calvaire priait et tenait cette croix pressée sur ses lèvres. Le cardinal de Bonald la fit réclamer comme une relique appartenant à l’église ; Mme Garnier feignit de ne pas comprendre ; le cardinal fit plus que d’insister, il ordonna ; il agissait en qualité de supérieur ecclésiastique. On fut contraint d’obéir, mais pour ne point répondre par