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si ce traitement est efficace. Une vieille est assise sur son lit, les pieds posés sur une chaise, je lui demande pourquoi elle ne se couche pas ; elle me répond : « Je suis asthmatique et j’étouffe dès que je suis allongée. » Elle découvre ses jambes ; l’éléphantiasis les a envahies ; le derme est épaissi, violet, écailleux ; les tissus sont engorgés ; les chevilles, perdues dans le soulèvement des chairs, n’apparaissent plus au-dessus du pied, tellement gonflé qu’il semble près d’éclater. Pour diminuer la tension de l’éléphantiasis, il faudrait maintenir la malade sur un plan incliné qui relèverait légèrement les jambes ; pour empêcher l’asthme d’oppresser les poumons, il faudrait que la malade restât debout, ou du moins fût placée de façon à avoir le torse droit. Problème insoluble et vraiment impitoyable ; les deux supplices se combinent et l’on ne peut soulager l’un qu’en exaspérant l’autre. Il en est plus d’une ainsi dans le dortoir ; lorsque, pendant le sommeil, le corps s’abaisse automatiquement en arrière, elles suffoquent, se réveillent avec un cri : « De l’air ! de l’air ! »

Adossée contre un rempart d’oreillers, je vois une jeune femme d’une pâleur terreuse ; elle respire un flacon d’eau de Cologne et secoue la tête avec découragement. Je m’approche d’elle et j’y reste avec effort. Je lui demande : « Pourquoi flairez-vous ce flacon ? est-ce que vous craignez de vous évanouir ? » Un nuage rose passe sur ses joues, elle répond : « Oui, monsieur. » Elle se trompe ; elle cherche à fuir son odeur et n’y réussit pas. C’est une ouvrière du Gros-Caillou ; employée à la manufacture des tabacs, elle a préparé « la tripe, » taillé « la robe, » et roulé le cigare. Elle est tombée par une fenêtre, du haut d’un second étage et s’est brisé la jambe droite. La fracture était compliquée, on a pratiqué l’amputation ; j’ignore quel accident est survenu, mais je regrette que, dans sa chute, la malheureuse ne se soit pas tuée sur le coup. Un cancer s’est emparé d’elle, l’a saisie à la jambe coupée et s’étend jusqu’à la hanche ; sa cuisse blanche et démesurée ressemble à un sac de farine ; le derme s’est fendu sous l’expansion des tissus désagrégés et laisse échapper des putridités nauséabondes. Lorsque les bouffées horribles montent vers elle, elle prend sa petite fiole d’eau de Cologne, et se désespère. Je la regardais pendant qu’on la pansait et que des larmes lui mouillaient les yeux en contemplant sa jambe qui jamais ne la portera plus, et involontairement j’entendais bourdonner dans mon souvenir l’air de la Juive : « Je suis jeune et je tiens à la vie ! » — Quelques jours après ma première visite, je suis revenu ; en entrant dans le dortoir, j’ai cherché des yeux la petite ouvrière en cigares, je ne l’ai pas aperçue. Elle est ailleurs, dans l’endroit où l’on ne souffre pas et où, sans doute, on a compris la raison de la souffrance. Un matin, — le 22 avril, — une dame du