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ses forces, ou comme s’il avait hésité à s’essayer franchement dans un genre qu’aucun vrai chef-d’œuvre n’avait encore illustré, et qui demeurait le partage à peu près exclusif des femmes et des aventuriers de lettres. Un ancien a dit là-dessus et, — ce qui est admirable ! — sans le savoir, un joli mot : Historia, quoquo modo scripta, semper legitur. De quelque manière qu’écrive l’historien, il est toujours assuré d’avoir des lecteurs. Le romancier à plus forte raison. C’était du moins l’opinion du XVIIe siècle, et il fallait plus d’un chef-d’œuvre avant que le XVIIIe siècle l’abandonnât, et découvrît les signes qui distinguent un bon roman d’un mauvais. C’est aussi pourquoi l’histoire du roman français ne commence qu’avec Le Sage. Les romanciers qui l’ont précédé peuvent avoir eu personnellement toutes les qualités que l’on voudra, cependant, ils ne comptent pas dans la littérature. Leur genre est encore trop indéterminé… Mais, quoi qu’il en soit de ce point particulier, si les moralistes, comme La Bruyère, à la fin du XVIIe siècle, reculaient encore devant une exacte imitation des mœurs, il était un lieu du moins où cette imitation même était poussée jusqu’à l’excès de la fidélité : c’est le théâtre, qu’il nous reste à caractériser.

Il semble, à la vérité, que les auteurs en vogue, l’auteur du Joueur et celui du Grondeur, l’auteur du Flatteur et celui du Négligent, achèveraient d’user le chemin que leur a frayé Molière, et pourtant, à bien y regarder, ce ne sont plus des caractères, ce sont des portraits, et des tableaux de mœurs, qu’ils peignent. En dépit de l’étincelante fantaisie qui l’anime ou plutôt qui l’emporte, et qui donne à l’action des Folies amoureuses et du Légataire universel cette unique allure de mouvement et de rapidité, il y a déjà dans la comédie de Regnard comme qui dirait des touches d’un peintre de la vie familière et des mœurs bourgeoises. Il y en a bien plus encore, quoique bien moins habilement appliquées, dans le théâtre de Dufresny. Mais c’est surtout avec Dancourt qu’il faut voir commencer la véritable comédie de mœurs. D’abord, comme Dufresny, c’est ordinairement en prose qu’il écrit, « n’étant pas naturel qu’on parle en vers dans une comédie, » et d’une cinquantaine de pièces qu’il nous a laissées, on n’en trouve pas, effectivement, plus de dix qui soient écrites en vers[1]. La prose est-elle au théâtre, comme on l’a dit, un moyen de serrer la réalité de plus près ? Ce n’est pas ici le lieu d’examiner la question. Il suffit que c’est bien la prose qui convient à la nature des pièces de Dancourt, surchargées d’épisodes étrangers à l’action proprement dite, quand encore il est possible d’y

  1. Comme rien en ce monde n’est nouveau, je ferai de plus remarquer que Dufresny, quand il écrit en vers, a pour système de ne pas marquer la césure et de disloquer ainsi l’hexamètre, afin que le vers en ressemble d’autant à de la prose.