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nouveauté de quelque importance, c’est le nombre et la précision des menus détails de la vie commune. Le roman de Le Sage est un roman où l’on mange, où l’on sait ce que l’on mange, où même on aime à le savoir. Il y est question de lapins et de perdrix, de bisques et de hachis, de lièvres et de cailles. On y fait une chère dont l’abondance, la délicatesse, et parfois l’élégance n’ont assurément rien à voir avec l’abominable cuisine espagnole, — merluza, poulets étiques, et garbanzos. Et cela était si nouveau, en 1715, ou renouvela de si loin, on devait même avoir tant de peine à s’y faire que bien des années plus tard, en 1823, l’auteur d’un Éloge de Le Sage, couronné par l’Académie française, ne pouvait en cacher, je suis tenté de dire son indignation, et se plaignait » assez comiquement, que « les scènes les plus dramatiques du roman fussent interrompues par la description du repas des personnages. » Je crois même qu’il se fondait là-dessus pour reprocher au roman de manquer d’élévation morale[1]. Aujourd’hui nous ne serions pas éloignés de faire plutôt un mérite à Lesage de cette exactitude. Et nous n’aurions pas tort. Car, entre beaucoup d’autres, le trait est de ceux qui prouvent l’intention de conformer, jusque dans le détail, l’aventure romanesque à la réalité de la vie.

Tel qu’il avait paru en 1715, le livre ne semblait pas demander de suite. Outre que l’on était fort peu dans l’habitude alors de terminer les romans, — puisque Scarron et Furetière, avant Le Sage, n’avaient pas plus terminé les leurs que ne feront, après Le Sage, Marivaux ou Crébillon fils, — c’était sans doute, une assez belle fin pour Santillane que l’intendance d’une grande maison. Et puis, le succès ne semble pas avoir été tout d’abord aussi vif que quelques années auparavant celui du Diable boiteux. Toujours est-il que l’auteur ne se pressa de poursuivre ni plus loin, ni plus haut, les aventures de son héros. Au surplus, il avait soulagé les trois rancunes qui lui tenaient au cœur : contre les gens d’argent, contre les comédiens, et contre les précieux. Il se reposa neuf ans, ou plutôt il retomba dans les vaudevilles pour les spectacles de la Foire, et dans les travaux de librairie. J’ai quelque lieu de croire qu’il revit une partie de la traduction des Mille et une Nuits, de l’orientaliste Galland. Galland avait légué ses manuscrits à la Bibliothèque du roi : « Il paraît, écrit Pontchartrain à l’abbé de Louvois à la date de 1715, qu’on pourrait faire imprimer quelqu’un de ces

  1. « Le roman, par là, manque d’une certaine dignité morale dont il est plus facile de sentir l’absence que de définir le caractère, mais qui consiste surtout dans l’attention élégante des détails et dans le rejet de tout ce qu’ils peuvent avoir de trop commun et de trop bas. » On trouvera cet Éloge de Le Sage, par Malitourne, ainsi que celui de M. Patin, au tome Ier de l’édition de 1823.