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il est impossible de ne pas admirer l’art prodigieux avec lequel Le Sage a extrait de l’histoire générale ce qu’il en peut pour ainsi dire tenir dans la vie d’un simple Gil Blas. Le tableau ne déborde pas de son cadre, mais il y demeure sévèrement maintenu. Et là où tant d’autres, comme accablés sous le nombre de renseignemens de toute sorte que leur offraient les Anecdotes et les Mémoires du temps, eussent laissé l’histoire envahir sur le roman, Le Sage, en cela véritablement classique, est peut-être encore moins admirable pour ce qu’il met que pour ce qu’il omet, pour ce qu’il dit que pour ce qu’il sacrifie, pour ce qu’il montre enfin que pour ce qu’il nous laisse à deviner. La satire en même temps est devenue moins âpre, au moins dans la forme, la narration tout entière moins longue et cependant plus ample. Les personnages, moins dessinés en caricature, sont plus naturels et plus vrais. Notons aussi l’art de poser et d’animer les ensembles. Il éclate quand on compare ce troisième volume aux deux premiers, et le fourmillement de toutes ces foules de serviteurs ou d’empressés qui s’agitent dans le palais de l’archevêque ou dans les coulisses du théâtre de Grenade, au caractère en quelque sorte individuel des aventures qui se succédaient ou plutôt s’emboîtaient l’une l’autre dans la première partie. Gil Blas désormais n’est plus seul en scène. Le tableau s’est comme peuplé à mesure qu’il s’agrandissait. Toutes les conditions, — depuis le cuisinier du grand seigneur négligent jusqu’au ministre d’état qui soutient l’édifice de la monarchie, — au lieu de défiler tour à tour sous les yeux du lecteur, lui sont proposées ici toutes à la fois en spectacle, chacune tenant son rôle dans la vaste comédie du monde et y prenant sa part de l’action commune. Les figures qui venaient, dans les premières parties, l’une après l’autre, au premier plan, et là, comme devant le trou du souffleur un comédien qui s’écoute lui-même, nous racontaient leur histoire avec l’esprit de Le Sage, ici sont reculées, telle au second plan, telle au troisième, selon les lois d’une perspective plus savante, qui n’est qu’une conformité de plus avec la vie. Et c’est toujours le monde vu d’une antichambre, mais d’une antichambre de plain-pied, qui commanderait toute une longue enfilade d’appartemens dont chacun conduirait lui-même à un plus vaste et un plus magnifique.

Le Sage avait laissé passer neuf ans entre ses deux premiers volumes et son troisième ; il laissa s’écouler onze ans entre le troisième et le quatrième. Était-ce l’imagination qui se refroidissait ? Au premier abord, on a quelque peine à le croire, car c’est ici de toute sa vie littéraire la période la plus remplie. A peine en effet ce troisième volume de Gil Blas a-t-il paru qu’on le voit qui retourne au théâtre de la Foire. Entre autres farces, il y fait jouer,