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que vous reconnaissez pour les avoir vus figurer dans le répertoire de Molière, de Regnard, de Dancourt, de tant d’autres encore, — et vous comprendrez ce que l’on veut dire quand on dit qu’il manque à Gil Blas un certain degré de naturel. On veut dire que, dans Gil Blas lui-même, le roman de mœurs est encore engagé dans la comédie proprement dite. Il n’y a pas seulement ses origines, il y a encore ses procédés. Le genre lui-même ne se meut pas dans sa propre et pleine indépendance. Les lois, ou les conventions si l’on veut, qui le distingueront un jour de tout ce qui n’est pas lui ne sont pas encore assez nettement déterminées. La convenance n’est pas encore entière entre la forme et le fond, l’adaptation n’est pas encore parfaite entre les moyens et la fin. Si l’objet propre du roman est reconnu, qui est la peinture de la vie commune, les procédés sont toujours ceux de la comédie, qui en est la satire ou la dérision. Or le roman n’est pas la comédie, et, depuis deux siècles tantôt, nous ne l’aurions pas vu prendre le développement et l’accroissement de dignité qu’il a pris dans toutes les littératures européennes s’il n’était verni nous apporter quelque chose que nous ne trouvions pas dans la comédie, — ni dans la comédie d’intrigue, ni dans la comédie de mœurs, ni dans la comédie de caractère. Et louer Le Sage, comme on l’a fait quelquefois, d’avoir, selon l’expression de Charles Nodier, je crois, « versé la comédie dans le roman, » c’est louer La Chaussée, par exemple, ou Mme de Graffigny, d’avoir été, quelques années plus tard, des romanciers au théâtre.

Une autre qualité qui fait défaut au roman de Le Sage, c’est la composition. Le Sage ne compose pas. Il n’y a pas de sujet dans Gil Blas. On y doit reconnaître une conduite, c’est-à-dire une succession d’épisodes par où le héros, s’élevant de condition en condition au-dessus de la foule obscure, atteint enfin jusqu’à ces hauteurs d’où, comme d’un lieu dominant, on voit au-dessous de soi s’agiter sans repos l’active fourmilière humaine. Ce n’est pas là toutefois ce qui s’appelle un plan. Et la preuve, c’est que, sans parler de ces nouvelles qui, — comme le Mariage de vengeance ou l’Histoire de don Raphaël, — viennent sans cause et sans profit à la traverse de l’histoire de Gil Blas, la preuve, c’est que, si l’on ne peut rien ajouter à Gil Blas, il est aisé de concevoir que Le Sage lui-même y eût ajouté presque autant d’épisodes qu’il eût pu lui convenir, comme il n’est pas douteux que l’on en pût retrancher plus d’un comme parasite et surtout comme insignifiant. Otez, par exemple, toute l’histoire de Scipion : vous y perdrez assurément, vous lecteur, de précieux détails et de très amusans épisodes, mais il est trop évident que Gil Blas n’y perdra rien. Boileau reprochait à La Bruyère d’avoir habilement évité le plus difficile de l’art d’écrire en évitant les transitions, et il