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il leur donne, comme à toutes choses, une patine idéale, une prévention de respect et de poésie qui s’impose à notre imagination, influence notre esprit à son insu, nous rend injustes pour le travail tout neuf. En outre, je ne veux pas oublier que les artistes représentés ici y sont venus, non pour se faire juger, mais pour faire le bien ; il serait peu courtois d’exercer notre critique à leurs dépens. De même pour les modèles ; eux aussi sont venus faire la charité ; ce serait la comprendre singulièrement que leur demander des comptes sur leur vie publique ou privée. Enfin nos contemporains n’ont pas besoin qu’on fasse du bruit autour d’eux, qu’on les raconte et qu’on les loue ; ils s’en chargent eux-mêmes ; ils me pardonneront d’avoir été de préférence l’avocat des morts. Il arrive souvent, dans ces dernières salles, qu’on rencontre l’original au-dessous de son portrait, comme un homme au soleil devant son ombre ; quelquefois l’un et l’autre ont peine à se reconnaître ; l’un était jeune et l’autre est vieux, le portrait était ministre et l’original ne l’est plus ; si c’est une femme, la mode a eu sept ou huit révolutions depuis le temps où elle portait cette robe et cette coiffure. L’autre matin, je vis entrer un médecin illustre, courbé sous le poids de ses quatre-vingts ans, qui venait se chercher là, lui aussi ; il erra longtemps parmi ses contemporains, sur lesquels il doit avoir encore moins d’illusions que nous tous ; pour dire d’eux quelque chose de neuf et de piquant, c’est à lui qu’il eût fallu passer la plume.

Essayons plutôt de dégager la physionomie générale de cette réunion, comme nous l’avons fait pour les précédentes. Nous serons plus embarrassés ici. Aux autres haltes du siècle, c’était tantôt un homme, tantôt une idée maîtresse qui emplissait la salle et tenait attentifs tous les personnages assemblés. Chez nous, je ne trouve ni l’homme, ni l’idée. Notre société est éparse. S’il n’y avait pas irrévérence à lui appliquer la définition que Pascal imaginait pour Dieu, on pourrait dire d’elle qu’elle est le cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Dans ces salons, plusieurs hommes considérables sollicitent notre curiosité, aucun ne rallie tous ses entours sous sa domination. Qui domine ici ? Ce n’est pas ce grand journaliste, penché sur sa plume, dans un portrait vraiment magistral. Héritier de Bertin, mais comme le chemin de fer a hérité de la diligence, il personnifiait de son vivant la plus grande force de l’époque, Il a renversé plus d’un ministère, il n’est jamais parvenu à être ministre. Est-ce, dans un autre portrait de premier ordre, ce poète blanchi que nous vîmes enfant sur le sopha de Devéria et qui règne sans discussion sur la république des lettres ? La foule passe devant lui, respectueuse, mais pressée, comme les paquebots modernes devant Patmos, où le commerce ne fait pas escale. Seraient-ce ces