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généraux, dont l’un nous reçoit au haut du grand escalier ? Ils ne commandent et ne veulent commander qu’à leurs soldats. Ces princes ? on ne les tolère qu’à la condition qu’ils se fassent particuliers. J’allais oublier le premier magistral du pays, dans ce grand portrait riches austère, un peu terne. Toutes ces personnes éminentes sont des centres partiels, aucune n’est le centre ; nulle tête ne surgit au-dessus des autres, sans doute parce que tous ces bons citoyens se rappellent la parole du jardinier de Shakspeare, dans Richard II : « Ces tiges s’élèvent à une hauteur déplacée dans une république. Nul, dans notre gouvernement, ne doit dépasser le niveau. »

Contradiction bizarre ! Personne ne soutiendra, je pense, que le trait distinctif de notre époque soit l’originalité. C’est plutôt l’uniformité qui est sa loi vies dehors en témoignent, le vêtement est de plus en plus effacé, sombre, pareil pour ces hommes de tout état, qui semblent n’avoir qu’un seul tailleur ; quant aux esprits du plus grand nombre, Panurge pourrait venir les présider :


Cherchez qui vous mène,
Mes chères brebis.


Et cependant toutes ces physionomies trahissent des préoccupations distinctes, personnelles ; on sent que nul souci commun ne les relie ni ne les groupe ; chacun fraie sa voie séparément et joue des coudes dans cette foule, en se hâtant vers un but particulier. Quel est donc le mot de cette Babel, si ce n’est pas l’originalité ? C’est un mot neuf et barbare : l’individualisme. Ah ! le vieux Lainé peut sortir du cadre où Géricault l’a enfermé, là-bas, et pousser une reconnaissance chez ses petits-neveux ; il s’enorgueillira d’avoir été si bon prophète : la démocratie coule à pleins bords, elle a tout submergé. On peut se réjouir ou s’affliger de ce fait inévitable, il est puéril de le maudire ; seuls les enfans pleurent et s’irritent contre les faits. Il n’y a qu’à enregistrer et à accepter cette dernière transformation du siècle. Mais que veut cette démocratie ? Je consulte les arts, ce sont eux seuls qui doivent me renseigner ici ; la peinture que j’étudie reproduit la vie réelle, elle prend les hommes très près de terre, elle ne s’échappe pas vers l’idéal ; elle est riche, habile, elle entoure ses modèles d’accessoires ; confortables ; c’est une peinture de grand luxe ; elle est aux ordres de l’opulence, encore plus que de la célébrité, car il y a beaucoup d’inconnus dans ces salles ; comme les autres privilèges, elle se donne aux grosses fortunes, gagnées par le travail, je veux l’espérer du moins. ainsi le but vers lequel gravitent les préoccupations de cette foule, ce serait l’argent, et c’est un immense coupon de rente qu’il eût fallu peindre au fond de ce dernier salon. C’est là que viendraient converger