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l’homme maître de lui en face de la nature non détruite, mais transformée.

Ce n’est donc pas exagérer les choses que de dire que le caractère qui, à l’origine, était une donnée de la nature, peut devenir, au terme de ses évolutions, l’œuvre de l’homme. Il exprime l’empire sur soi-même, et, comme dit Kant, la disposition à agir suivant des principes fixes. Il contient la dignité de l’homme, la résolution de ne pas avilir ou abaisser en soi la personnalité humaine. Il manifeste d’une certaine manière la relation de notre personnalité avec l’idéal ; il traduit par de nobles inquiétudes, chez les meilleurs d’entre nous, la nécessité de se proposer un but qui nous élève au-dessus des circonstances extérieures, de toutes les formes de la servitude, qui mette notre cœur à son vrai niveau et qui serve à définir notre vie autrement que par une succession de sensations insignifiantes dans leur pauvre et monotone variété. Que ce but, choisi librement ou en vertu d’une vocation secrète, mais qui n’en exige pas moins l’application et l’emploi de toutes nos forces, que ce terme de nos efforts soit la science, l’art ou l’action, le caractère façonné en vue de cet objet et formé pour ainsi dire à son image devient le signe de notre affranchissement et comme un acte continu de liberté à travers les résistances des hommes ou les obstacles des choses. C’est donc une psychologie fausse qui fait du caractère la résultante des milieux et des influences, une table rase sur laquelle tous les événemens du dehors et toutes les fatalités intérieures mêlent leur empreinte, une réalité purement phénoménale, construite, couche par couche, par des séries d’alluvions accidentelles. Le caractère devient à la longue notre œuvre personnelle, il est l’histoire vivante de chacun de nous, il représente la part de chacun de nous, si humble qu’elle soit, dans les destinées d’une famille ou d’une race, d’un siècle ou d’une nation.

C’est la décadence des caractères qui fait les époques de décadence. Ces tristes jours sont ceux où les volontés s’affaiblissent, où les grandes initiatives baissent, où on laisse prendre l’empire sur soi aux fatalités de nature, où l’on accepte son caractère tout fait de l’hérédité et des influences organiques, sans essayer de le refaire ; où se produit une sorte d’abdication indifférente ou molle devant la force, d’où qu’elle provienne ; où se manifeste partout une vague disposition à rejeter la responsabilité sur les événemens victorieux, sur les grands courans qui entraînent les masses et dont personne ne veut s’isoler ; quand se révèle enfin je ne sais quelle joie lâche à s’abandonner, à ne pas opposer ni aux hommes ni aux choses un effort inutile et solitaire : époques abaissées, dont les deux signes irrécusables sont l’effacement universel et le triomphe du médiocre.