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d’août, la terre se couvre de neige et la mer de glace. « Cette neige qui recouvre le sol, a dit M. de Turenne, affecte parfois la forme de grêlons minuscules qui n’ont aucune cohésion entre eux. Elle ressemble alors à du sable très fin qui se dérobe sous les pieds et se soulève en tourbillons… Je ne parlerai que pour mémoire, ajoutait-il, de la rareté des habitans dans ces parages désolés où la créature humaine n’a pas de pire ennemi que la nature, qui lui fait une guerre sans trêve ni merci. Je me bornerai à signaler les ouragans, les tempêtes marquant les changemens de saison, la rigueur inouïe du froid, qui viennent s’ajouter aux fatigues, aux privations de toute espèce, et vous reconnaîtrez sans peine avec moi que celui-là seul dont le cœur bien trempé est à l’abri de toute défaillance, dont la patience égale le courage, peut triompher de tous ces obstacles. Votre commission, en décidant que la médaille d’or du prix de La Roquette serait offerte au lieutenant Schwatka, a voulu lui rendre un témoignage éclatant de notre estime, de notre admiration. »

Ce fut le 19 juin 1878 que le schooner Eothen, sous les ordres du capitaine Barry, appareilla pour transporter M. Schwatka de New-York dans la baie d’Hudson. Le lieutenant emmenait avec lui un colonel de la milice, M. Gilder, et un ingénieur civil, M. Klutschak, Bohême de naissance. Ils ont écrit tous deux une relation de leur voyage, l’un en anglais, l’autre en allemand[1]. L’expédition comprenait en outre un baleinier expérimenté et un Esquimau connu sous le nom de Joe, qui devait servir d’interprète. M. Schwatka avait décidé que, pour atteindre la Terre du roi Guillaume et y passer un été, il fallait s’y rendre en traîneau. Il avait décidé aussi que, pour réussir à vivre dans un climat dont les rigueurs ne sont supportables qu’aux seuls Esquimaux ou Innuits, il était nécessaire d’adopter leurs mœurs, leurs usages, leurs manière de vivre, qu’il fallait devenir Esquimau soi-même. En conséquence, à peine débarqué, M. Schwatka fit camper son monde en face de l’Ile du Dépôt, à peu de distance du golfe de Chesterfield, situé entre le 63e et le 64e degré de latitude nord. On s’établit dans ce campement comme dans une maison d’éducation, on s’y installa de son mieux, on y passa l’automne et l’hiver ; tout ce temps fut employé à s’acclimater, à s’aguerrir.

Pour devenir un véritable Esquimau, il faut oublier beaucoup de choses, en apprendre beaucoup d’autres. Le premier point est de regarder comme inutile tout ce qui n’est pas rigoureusement nécessaire et de renoncer à tous les agrémens de la vie, même à ce luxe élémentaire qu’on appelle la propreté. Les gens qui ne sauraient être

  1. Schwatka’s Search, sledging m the Arctic in quest of the Franklin Records, by William H. Gilder, New-York, Charles Scribner’s sons. — Als Eskimo, unter den Eskimos, von Heinrich Klutschak. Wien, Pest, Leipzig, Hartlebens Verlag.