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heureux en étant sales ne seront jamais que des Esquimaux fort incomplets et feront bien de ne pas entreprendre le voyage de la Terre du roi Guillaume. Tout au moins devraient-ils s’accoutumer à se vêtir de peaux de rennes, appliquées à cru sur la peau et à considérer comme une vaine superstition l’habitude de mettre une chemise. Si vif, si pénétrant que puisse être le froid, quand on est couvert d’une double pelisse, on ne peut se mouvoir sans transpirer, la chemise se mouille et, au premier moment de repos, elle se gèle sur le corps.

Il faut apprendre aussi à subsister comme les Esquimaux, non de provisions savamment préparées qu’on aurait beaucoup de peine à transporter avec soi, mais de ce qu’on trouve sur sa route, en comptant sur les heureux hasards de la pêche et de la chasse. A l’allée connue au retour, M. Schwatka et ses compagnons ne tuèrent pas moins de cinq cent vingt-deux rennes, sans parler du reste. Ils apprirent aussi à savourer la chair du phoque et du morse. « Le phoque était notre bœuf, le morse était notre mouton, » dit M. Gilder, et M. Klutschak affirme, de son côté, qu’il n’est pas dans la cuisine civilisée de mets aussi tendre que la peau noire d’une jeune baleine, pourvu qu’elle soit très jeune. Tout cela doit être cuit à la flamme d’une lampe, qui sert du même coup à sécher les chaussures et les bas mouillés. Mais on n’a pas toujours sa lampe sous la main ; il est des cas où il faut se contenter d’un poisson gelé, ou savoir avaler et digérer une tranche de viande crue. Quant à la boisson, il n’en est pas d’autre que l’eau claire qu’on réussit à puiser dans une rivière, en cassant la glace qui la recouvre et qui a souvent jusqu’à sept pieds d’épaisseur. Il arrive parfois qu’on exécute ce grand travail sans rien trouver. C’est une cruelle déception, car dans les pays circumpolaires la soif est aussi consumante que dans les sables de l’Afrique. Les indigènes, qui savent choisir leur endroit et deviner l’eau sous la glace, ne laissent pas de s’y tromper. Aussi ne promettent-ils jamais rien. On a beau le presser de questions, ils répondent modestement : « Sugami, omiesuk : je crois, mais je ne sais pas. »

L’homme qui veut devenir un Esquimau doit apprendre à bâtir des iglous, ou maisons de neige. C’est un art savant, compliqué. Il faut avoir le compas dans l’œil et n’être pas manchot pour construire en quelques heures avec des plaques de neige, symétriquement découpées et assemblées en spirale, une hutte en forme de dôme, en ayant soin d’y ménager un trou par lequel on entre et on sort à quatre pattes. Dans un des coins de cette hutte on dresse une plate-forme, qui sert de dortoir. Les lits sont tout simplement des sacs en peau de renne, et la sensation qu’on éprouve en s’y fourrant n’est pas agréable. L’Esquimau lui-même frissonne, s’écrie : Iki ! — et ramène ses genoux jusqu’à sa bouche, le sac jusqu’à ses oreilles. Mais, au bout de quelques minutes il s’encourage, s’étend, s’allonge, remette nez à l’air, allume sa pipe. Au