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l’Eothen, M. Barry, du soin de déposer dans une cachette sûre une partie de leurs provisions. Par une inqualifiable négligence qu’il n’emportera pas en paradis, le capitaine était reparti sans rien laisser. Heureusement il se trouvait là un campement d’indigènes, qui partagèrent avec les arrivans le peu qu’ils avaient. Pendant quelques jours on fut réduit à l’extrémité ; pour tromper sa faim on mâchait des peaux de morses. Mais les morses étaient rares ; chaque matin, on se promettait d’en tuer un, et chaque soir les Esquimaux disaient : Peut-être serons-nous plus heureux demain ! Dans ce cruel état, M. Klutschak ne rêvait plus. Il avait l’estomac si creux qu’il se sentait près de défaillir et n’osait plus même remuer. Il nous confesse qu’il se trouvait bien changé. Il se rappelait que, pendant son séjour dans la Terre du roi Guillaume, où le gibier foisonnait, où l’on n’avait rien de mieux à faire que de se gaver, il avait eu des heures de mortel ennui et que plus d’une fois il eût donné de grand cœur cinq rennes tout entiers, poil et peau compris, pour se procurer un petit et mauvais roman, einen kleinen und vielleicht auch schlechten Roman. Dans la baie d’Hudson, il eût donné tous les classiques allemands pour dix livres de viande.

On ne mourut pas de faim. Un navire baleinier, le George and Mary, commandé par le capitaine Baker, hivernait près de l’île de Marbre. Le capitaine Baker ne ressemblait point au capitaine Barry ; il se conduisit en galant homme, ou trouva chez lui le vivre et le couvert. « Pendant longtemps, nous dit M. Klutschak, le cuisinier du bord fut mon meilleur ami. » Mais M. Klutschak fut imprudent, il ne se défia pas assez de son bonheur, il s’abandonna trop à la joie de se bien nourrir et de passer des journées dans une bonne cabine chauffée par un bon poêle. « Ce changement de vie, dit-il encore, ne nous fut pas favorable. Dans la modestie de notre cœur et de nos pensées, nous considérions comme normale une température de 10 degrés au-dessous de zéro, nous jugions qu’il suffisait de 2 degrés au-dessus pour avoir chaud, et grâce au poêle nous en avions 16. Durant notre séjour de deux années dans le Nord, nous n’avions jamais su ce que c’était que la toux, le rhume, le catarrhe. Dès que nous eûmes refait connaissance avec la chaleur artificielle, nous devînmes plus sensibles aux intempéries, et il nous parut que nous n’étions pas assez vêtus. » Ce ne fut pas tout ; au rhume s’ajoutèrent de douloureuses insolations. Le visage du lieutenant Schwatka enfla du côté droit, M. Klutschak enfla des deux côtés, et les yeux de M. Gilder disparurent dans la graisse ; c’était au prix d’héroïques efforts qu’il réussissait à les ouvrir et à contempler la disgrâce de ses compagnons, qui le consolait un peu de la sienne. On avait retrouvé la civilisation et ses douceurs, on était charmé de ne plus être Esquimau ; mais on pelait et on toussait. L’Esquimau ne craint pas le soleil, l’Esquimau n’est jamais enrhumé.

Tout le long de son voyage, M. Schwatka n’a eu qu’à se louer de ces