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des arcs et des flèches, que depuis peu ils échangent volontiers contre de bons fusils se chargeant par la culasse. Mais ils ont une femme, souvent même ils en ont deux, qui leur sont bien nécessaires pour surveiller leur pot-au-feu, pour allumer leur lampe, pour coudre ou rapetasser leurs habits. Les mariages se préparent de loin. Les pères n’attendent pas que leur fils ait plus de six ans pour le fiancer à la fille d’un voisin, à qui il offre en retour un couteau à neige, ou un chien, ou un peloton de ficelle, ou une douzaine de capsules à percussion. Dès que la jeune fille a seize ans, on l’autorise à se tatouer. Elle dessine sur son front un grand triangle et sur ses joues deux grands oves, qu’elle accompagne, quand elle est coquette, d’ornemens de fantaisie qui ressemblent, nous dit-on, à des colonnes ioniques, à des chapiteaux corinthiens. De ce jour, on la juge capable de tenir une maison, digne d’allumer une lampe, et on la conduit à son fiancé, qui l’épouse sans autre cérémonie.

Mais ces mariages préparés de si loin sont sujets à bien des traverses. Le marié ne trouve pas toujours son compte ; il en est quitte pour faire un troc avec un ami. S’il doit se mettre en voyage et que sa femme soit grosse, il en emprunte une autre qui ne le soit pas. Si elle est trop vieille, il s’en procure une plus jeune, quelque voisin serviable lui prêtera la sienne sans difficulté pour un mois ou deux. Mais qu’on la lui donne ou qu’on la lui prête, il la traitera rudement, ne lui fera grâce sur rien et dans l’occasion il lui assènera sur la tête un coup de bâton qui assommerait un bœuf. Ces hommes doux et débonnaires se permettent tout avec les femmes, non par insolence ou par colère, mais par simple mesure de précaution, pour les rendre plus attentives à leurs devoirs, et il est certain que, dans des contrées où il faut toujours craindre les trahisons de la nature, où l’existence est toujours précaire, toujours menacée, une distraction de femme peut causer d’irréparables malheurs. Il est certain aussi que la chevalerie et le romantisme sont un ordre de sentimens difficile à acclimater dans les hautes latitudes et qu’il ne faut pas demander des vertus très raffinées ni les délicatesses du cœur à des hommes uniquement occupés de leur propre conservation, qui sont sans cesse en danger de mourir ou de faim ou de froid, et dont la vie n’est qu’un combat acharné pour la vie.

Ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’ils s’attachent à leur affreuse patrie et qu’ils la préfèrent à toute autre. Le vaillant Tuluak, qui était aussi curieux que vaillant, avait conçu le désir d’accompagner aux États-Unis le lieutenant Schwatka. Les anciens de sa tribu lui représentèrent que l’Innuit n’est jamais heureux dans les pays étrangers, qu’il y tombe malade, que l’ennui l’y prend, que le chagrin l’y ronge, qu’il ne tarde pas à regretter les glaces éternelles, à soupirer après son iglou. Les anciens parlèrent si bien et ils disaient si vrai que Tuluak se rendit à