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uns aux autres. » Les femmes les adorent, les hommes les redoutent, personne ne les aime, et tout le monde leur fait fête.

Tel est le personnage que Rivarol, servi par sa « belle taille » et sa « belle figure, » soutenu par une admirable sérénité d’insolence, et défendu contre les espèces qui « se piquaient » de ses bons mets par le bras de son frère ou de son ami Champcenetz, a joué pendant les cinq ou six années qui précédèrent la révolution. Le matin, dans le repos du lit ou le silence du cabinet, il prépare sa victime du soir. Quand elle est prête, il sort et s’en va trôner au haut bout de quelque table aristocratique ; on a dit : « Nous aurons tantôt M. de Rivarol ; » et les oisifs sont accourus. Lui, cependant, parcourt des yeux la compagnie, « lançant autant de traits que de regards » sur tous ceux qu’il rencontre ; puis, il prend la parole, s’empare seul de la conversation pour la diriger par les chemins qu’il a choisis d’avance, s’échappe en médisances, en calomnies, en cruautés, égratigne l’un, blesse l’autre, ne tue personne, quoi qu’il en pense, fait la roue, reçoit les applaudissemens, et s’en va, murmurant à part lui, si toutefois il ne l’a pas fait assez clairement entendre à l’auditoire,

Que se moquer du monde est tout l’art d’en jouir.


Il n’a pas perdu sa journée !

Qu’il ait acquis à ce jeu cette expérience déliée du monde qui fait les moralistes, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Ce n’est pas dans la solitude que l’on apprend à mettre aux choses le juste prix, et mesurer les hommes à leur juste poids. Mais on admirera, — pour lui en faire honneur, — que parmi tant de causes de dissipation et si peu d’occasions de retraite, il ait pu trouver le temps d’écrire le Discours sur l’universalité de la langue française, et sa traduction de l’Enfer. Nous ne partageons pas pour le Discours tout l’enthousiasme de M. de Lescure. Si cependant le Discours de Rivarol remplaçait dans l’usage des classes le trop fameux Discours de Buffon, on y trouverait bien des choses utiles à savoir ; et cet unique hommage à la mémoire de Rivarol ne nous semblerait pas exagéré. Sainte-Beuve a très bien dit qu’il y avait en Rivarol des « commencemens » de la plupart de ceux qui Pont suivi. Dans ce Discours, tout particulièrement, et M. de Lescure a raison d’en faire la remarque, il y a une intuition très juste, ou un pressentiment très net, de l’avenir de la linguistique et de la philologie. Mais voici qui est plus curieux encore. Il n’y a presque pas une ligne de ce Discours qui n’appelât quelques mots de rectification, de contradiction, de développement tout au moins, et cependant, vu d’ensemble et par les grandes lignes, il continue de demeurer toujours vrai. Peut-être y a-t-il bien, jusque dans ces matières qui forment aujourd’hui le domaine réservé de l’érudition proprement dite, et où